Retour sur “la démocratie Internet”

En rangeant le grenier de ses parents, une lectrice tombe sur des ouvrages du dénommé Christian Bernadac, consacrés aux camps de concentration de l’Allemagne nazie et, connaissant ma focalisation sur cette période de l’Histoire, elle me demande si je connais. Je n’ai pas besoin de fouiller dans ma mémoire pour répondre par l’affirmative, et d’autant plus assertivement que les livres en question font partie de ceux qu’on connaît sans les avoir lus, pour la raison simple qu’ils sont tellement nuls qu’on n’a pas besoin de les ouvrir pour en prendre la mesure 1 : le genre de truc répugnant destiné à exciter le voyeurisme du Français moyen, comme en témoignent certains titres (Les Mannequins nus, Madame de… qui vivait nue parmi les ours, au sommet des Monts Perdus, La Femme nue des Pyrénées…). Dans les années 1960-70, il était d’ailleurs de plus gros vendeur des Éditions France-Empire (elles-mêmes éditrices de divers classiques (A. Dumas) et de certaines célébrités du moment (J.P. Fourcade, J.C. Bourret, P. Clostermann)…

Au chapitre Titres et travaux, Christian Bernadac n’était pas plus historien que la chèvre de Monsieur Seguin, mais diplômé de l’École supérieure de journalisme de Paris, lieu d’excellence où, à l’instar de l’Ecole Nationale d’Administration, vient se former l’élite de la nation dont on mesure l’irremplaçabilité à chaque fois qu’une grève vient lui imposer une cure de silence.

En quelques mots, Wikipédia nous apprend qu’il devient, par la suite, « synonyme de médiocrité ou de vulgarité »… Se trouve donc apparemment confirmée la justification de cette encyclopédie, à savoir que le temps suffit à faire son travail de sélection, et qu’il n’est donc nul besoin de sachant ou d’expert pour valider le constat que Bernadac n’a aucune crédibilité comme historien. Fin de l’Acte I.

Sauf que, dans un second temps, un « historien » nommé Bertrand Hamelin s’en mêle pour contester ce discrédit et réhabiliter Bernadac : « si le travail de Bernadac n’est pas cité par les historiens français (alors qu’il l’est par des historiens étrangers) ce serait plus dû à sa mauvaise réputation établie dans le milieu universitaire qu’à la véritable nature de ses écrits ». On notera le subtil balancement de l’article défini à propos de « les » historiens français (unanimement cons et, comme par hasard, « universitaires ») à l’article indéfini concernant « des » historiens étrangers (chez lesquels, n’en doutons pas, Dieu reconnaîtra les siens) : « Avec la contre-preuve absolue : « Dans son livre, Le Train de la mort, publié en 1970, Bernadac établi le bilan à 536 morts (grâce à des témoignages et des documents), alors que le chiffre de 984 morts est resté vingt ans après dans un ouvrage de référence. » On sent chez Hamelin, « historien » dont les titres et travaux connus rempliraient l’espace d’un timbre-poste, une obsession du référencement qui confine à la manie : « UN ouvrage de référence », dont on ne connaîtra pas le titre. Et plus encore que cette manie du référencement vérifiable, on reconnaît un souci de méthode qui impose le respect : alors que sur la base de « témoignages », justement, on a quelque idée des conditions atroces dans lesquelles ont circulé des trains de la mort, comment faisait-on pour dénombre ces malheureux à l’unité près : que faisait-on de ceux qui étaient tombés lors du chargement ? Ou qui étaient bouffés par les molosses dont les Allemands faisaient un large usage ? Mystère…

Enfin – et c’est là qu’on est contents de vivre dans un pays de haute culture qui ne recrute pour la nouvelle génération de son Université (Hamelin semble avoir une affiliation plus ou moins universitaire) que des mecs qui, en plus, peuvent mettre leurs méthodes au service de la Vérité : dans un guerre mondiale qui a fait quelque 50 millions de morts, dont à peu près 6 millions de Juifs, il est réconfortant de voir que, même en province, on trouve des Savants qui dénombrent les victimes à l’unité près et s’indignent qu’on ait fait des erreurs de recensement par excès pour un total de 448 sujets… Le gars-là a un sujet de thèse tout trouvé.

Assez ri – ou pleuré. Le thème du jour, ce n’est pas l’horreur nazie, mais Wikipédia. Dans mon précédent article, j’avais montré que le pari de faire l’économie des experts et des sachants était intenable. Depuis lors, les défenseurs « l’encyclopédie libre, que chacun peut améliorer » en faisant le pari du « citoyen expert » (entendez : du gars qui sait toujours mieux que vous sans avoir jamais rien étudié), ont écrit un Acte II. Même quand la démocratie du savoir a fait valoir ses droits, il n’existe aucune raison pour exclure du débat des « historiens » qui n’entendent pas se taire : « chacun » peut « améliorer » l’état du savoir en documentant que les vrais chiffres ne sont pas « à peu près 50 millions », mais précisément 536…

Ça ne vous rappelle pas une certaine « PANdémie » : selon les chiffres du jour (qui ne sont pas les mêmes qu’hier et auront changé demain), il y aurait 5937,2835 patients en réanimation ?

Décérébrer les gens, c’est une question d’entraînement, et nul doute que Wikipédia y a son rôle à jouer.

  1. Un peu comme si on tombait, chez un libraire d’occasion, sur un bouquin signé par Marlène Schiappa et intitulé Pensées.