Internet et crédibilité

(Le présent texte date de l’automne 2014, mais je n’avais jamais pris le temps de le publier sur mon site.)

Comme le savent mes lecteurs, je n’ai pas de goût particulier à fréquenter les forums de la Toile, encore moins à y participer, sachant que ma première précaution a été de désactiver cette fonction sur mon propre site (on reviendra tout à l’heure aux raisons qui justifient cette mesure inaugurale) : je suis donc l’un des moins informés quant à ce qui peut se dire à mon sujet. Il s’avère cependant que, de temps en temps, un fidèle lecteur prend la peine de me signaler un post me concernant. Ce fut le cas tout récemment (donc en octobre 2014, cf. l’avertissement introductif) quand, après avoir brièvement commenté un article de mon collègue Jean-Claude Grange pour souligner le bilan assez lourd, en nombre de victimes, des scandales médicamenteux contemporains et pour introduire une distinction entre « moralisme » et « morale », j’ai été informé d’une réaction peu amène d’un anonyme dissimulé derrière le pseudo Inurl. Après avoir posé que mes fonctions de « psychologue » et de « juriste » adjointes de mes compétences en « statistiques » devraient m’imposer un minimum de rigueur morale et intellectuelle, l’intéressé soutient, mais « de mémoire », que j’aurais « prophétisé » 30 000 victimes consécutives à la vaccination contre le H1N1, lesquelles deviennent ensuite 60 000 grâce à un raisonnement dont la syntaxe un peu difficile à suivre, pour déboucher sur la conclusion que j’aurais été « carrément coupable stratégiquement et pathétiquement » : et toc…

Selon le format citation de Spip, on trouvera ci-après la réponse qui a été publiée sur le site de JC Grange, adjointe ensuite des réflexions éthiques et politiques que m’a inspirées cette attaque décidément incongrue.

Ma réponse au dénommé Inurl

Quand on prétend, comme Inurl, remettre en cause la crédibilité d’un individu, on devrait commencer par ne pas écrire n’importe quoi. Ne faisant pas partie des gens qui prêchent du haut d’une compétence et d’une expérience connues d’eux seuls, j’ai toujours mis sur mon site mon CV à la disposition de qui veut (mais aussi : de qui sait lire). Il en ressort clairement que : i) je ne suis PAS psychologue, et n’ai jamais prétendu l’être, ii) je ne suis PAS juriste, et n’ai jamais prétendu l’être, iii) je ne suis PAS statisticien et n’ai jamais prétendu l’être. « L’erreur » est certes « humaine », mais elle ne saurait excuser le défaut de vérification…

J’ai effectivement évalué à 65 000 le nombre de victimes potentielles avec les vaccins H1N1 en me basant sur l’hypothèse, tirée d’une longue expérience, d’un niveau de risque indétectable de 1 sur 1 000 en matière d’essais de tolérance. De là à clamer que j’aurais « prophétisé » quoi que ce soit, il faut n’avoir peur de rien : parfaitement détaillée en pages 118-9 de mon livre Alertes grippales paru à ce moment (2009), la démonstration se conclut de la façon suivante : « pour l’heure, le calcul a été simplement opéré dans une perspective didactique ; mais si théorique qu’il soit, il illustre quand même l’irresponsabilité des autorités (…) ». Il y a plus assertif en matière de « prophétie », surtout quand elle a été explicitement introduite comme relevant d’une « rhétorique du pire » au motif non moins explicité qu’il n’y avait aucune raison d’en laisser le monopole auxdites autorités…

En fait et si j’avais à reprendre la même démonstration, je ferais plus que maintenir mon propos : je dirais que la prise de risque a été en fait de 650 000 victimes potentielles, soit dix fois plus, sur la base d’un document légèrement ultérieur de l’Agence européenne (mais que mon contradicteur n’a pas dû avoir la curiosité de consulter) avouant avec une ingénuité déconcertante que le seuil de détection des essais de tolérance réalisés avec les vaccins anti-H1N1 avait été de 1 effet indésirable pour 100 patients exposés. Je suis désolé de maintenir que quand – au nom du « principe de précaution », en plus ! – on prétend administrer à 65 millions de personnes un médicament dont on n’a pas pu étudier les effets indésirables survenant à une fréquence de moins de 1/100, on fait courir un risque potentiel à 650 000 personnes (et même probablement plus, mais il faudrait entrer dans des questions de significativité qui risquent d’échapper à ceux qui ne savent déjà pas lire).

Ainsi réfuté sur la base d’une démonstration que seuls ceux qui n’ont jamais pensé en termes de risque peuvent interpréter comme une « prophétie », me voilà de surcroît confronté à un principe paraît-il de « base » qui a le regrettable défaut de ne s’imposer qu’aux esprits simples, pour ne pas dire simplistes : tout en n’étant PAS juriste – au contraire de ce que soutient l’excellent Inurl –, j’ai publié dans une des plus éminentes revues juridiques françaises (Le Dalloz 2001 ; n° 16/7025 : 1251-2) un article qui a eu quelque écho chez les juristes et dans lequel je contestais justement que « ce qui est avancé doit être prouvé de façon indiscutable » – au contraire de la grosse idée reçue vers laquelle mon contradicteur penche tout naturellement. La Science, c’est bien connu, c’est le règne de l’indiscutable

Je suis donc au regret de constater qu’avant de remettre en cause jusqu’à la crédibilité morale d’un individu, ce serait bien d’apprendre : i) à lire, ii) à vérifier ; iii) à compter ; iv) à réfléchir. Les problèmes posés par la vaccination contre l’hépatite B étant bien plus complexes, on me permettra de ne point perdre mon temps à m’en justifier ici, tout en rappelant que : i) j’ai été missionné des milliers d’heures sur le sujet par diverses instances judiciaires ; ii) à ce titre, j’ai pu compulser des milliers de documents qui ne font pas partie du domaine public ; iii) tout en respectant les exigences de secret inhérentes à ces responsabilités, j’ai déjà suffisamment publié pour estimer avoir répondu par avance aux « critiques » – je suis gentil – qui m’ont été adressées sur ce forum. Pas plus sur l’hépatite B que sur le H1N1 (op.cit. pp. 118-9…), il n’est dans mon éthique du débat public de balancer des chiffres ou des estimations sans donner à mes lecteurs le moyen d’aller les vérifier : mais si je leur en donne ainsi les moyens, je n’ai aucun pouvoir de leur en inculquer l’exigence…

Je rappelle que l’objet de la discussion avec Jean-Claude, ce n’était pas de faire un bilan détaillé de mon expérience en pharmacovigilance (plus de 30 ans, quand même), mais de souligner, en référence à sa thématique, que le coût humain de la iatrogénie était loin d’être anecdotique : ceux qui pensent avoir – on se demande d’où (je tire de mon expérience susmentionnée une connaissance assez précise et nominale des personnes pouvant prétendre avoir travaillé sur le sujet – bien ou mal c’est une autre histoire) – un contre-éclairage sur la vaccination contre l’hépatite B pourront trouver sans difficulté d’autres chiffres au moins aussi catastrophiques sur Vioxx, sur les psychotropes (notamment dans le livre de Gøtszsche chaudement recommandé par JC), sur la surprescription antibiotique, voire sur la contraception orale – à condition, bien sûr, de savoir lire, vérifier et, accessoirement, comprendre…

Pour finir sur le sujet dont nous n’aurions jamais dû sortir – celui choisi par Jean-Claude –, c’est une tendance très inquiétante de notre médecine qu’alors que les accidents iatrogènes d’autrefois se soldaient à tout casser par quelques dizaines, centaines ou, à l’extrême rigueur, milliers de victimes (élixir de sulfanilamide, Stalinon, thalidomide…), il est de moins en moins rare qu’il faille compter aujourd’hui à partir de 5 zéros – abstraction faite, évidemment, du bilan dans les pays du Tiers-Monde ou en Chine, et sans parler, non plus, des falsifications et dissimulations honteuses opérées par les autorités sanitaires de nos pays « démocratiques »…

La légèreté au service de l’arrogance

Ce qui me paraît (tristement) exemplaire dans cette prise à partie, c’est le triptyque suivant:

  1. elle est anonyme, permettant de la sorte à l’auteur de ne pas justifier au nom de quelle compétence il prétend prendre position sur un sujet qui est quand même assez technique et qui appelle un minimum d’expérience (on est là au niveau de ce que j’appelle “les critères intrinsèques de crédibilité“);
  2. sur des questions d’ordre purement factuel (mes compétences, mes propos antérieurs…), l’auteur de cette diatribe n’a même pas l’élémentaire décence d’aller vérifier avant d’attaquer (j’en suis toujours aux “critères intrinsèques de crédibilité”) : je veux bien être morigéné pour tenir des propos indignes d’un “juriste”, mais je m’en fous d’autant plus royalement que je n’ai, quasiment, jamais ouvert un livre de droit dans ma vie. Idem pour ma pseudo-compétence en statistiques : j’ai toujours soutenu (et ne suis pas le seul dans ce cas) que pour quelqu’un qui a reçu une authentique formation en mathématiques, il est extrêmement difficile d’apprécier la peu ragoûtante cuisine que l’on nous sert sous l’intitulé “statistiques médicales”, qui fonde pourtant une bonne part de la propagande pharmaceutique. Quant à confondre “psychologue” et “psychanalyste”, il vaudrait mieux ne pas discuter publiquement du sujet quand on en est là1. Mieux: dans un complément de réponse postérieur à mon post, le gars ne craint pas – dans une syntaxe de plus en plus problématique – de me reprocher d’avoir “stupéfait” mes auditeurs avec mes estimations, au point qu’ils “n’auront pas cru devoir même aller vérifier”: plus projectif, on t’hospitalise d’office pour délire paranoïaque aigu… N’en déplaise à Inurl, l’indubitable succès de réception que j’ai rencontré à l’époque du H1N1 malgré une totale absence de soutien institutionnel tient, au contraire, au sentiment qu’ont eu mes “auditeurs” qu’ils avaient enfin trouvé un expert qui ne les prenaient pas pour des cons;
  3. bien plus grave encore – et bien plus typique -, mon contradicteur ne rougit pas d’afficher la superficialité criante de sa réflexion épistémologique (“ce qui est avancé doit être prouvé de manière indiscutable – c’est la base”) pour prétendre ridiculiser comme “pathétique” qui n’adhère pas à ses idées reçues sur la “preuve” ou la “démonstration” (et qui n’aurait aucune peine, au contraire de lui, à documenter son investissement intellectuel et moral sur la question de la preuve)… On retrouve une proportionnalité bien classique entre la superficialité du propos et son assertivité: moins on sait, plus on peut gueuler fort…

On a donc là une illustration assez typique (qui n’est pas sans rappeler une précédente) de la façon dont, grâce à Internet, un parfait bouffon peut venir tenir tête à n’importe qui sur n’importe quoi: on a d’autant moins de raisons pour douter qu’on n’a manifestement pas les moyens de réfléchir. La “démocratie numérique”, c’est ça…

À quoi bon?

Certains de mes fidèles en sont peut-être à se dire que c’est mon jour “portes ouvertes” – entendons: celui où j’ai décidé de les enfoncer – et qu’il n’y a rien de très original dans le propos qui précède. Certes, mais dans la mesure où cette situation – comme le réchauffement climatique – ne cesse de s’aggraver, il n’est pas inutile de s’en désoler par moments, ne serait-ce que pour en contrarier la tendance sinon naturelle à s’y résigner.

Plus profondément, pourtant, l’objet du présent article est d’introduire un second niveau de réflexion derrière ces constats désabusés quant au niveau intellectuel du débat sur Internet. Moi aussi, j’ai longtemps pensé que toutes ces pauvres polémiques n’appelaient que le mépris, attendu que les pitres anodins qui les lancent rêvent d’exister grâce à elles et que plus on les réfute, plus ils se rengorgent du bruit qu’ils ont occasionné. Attendu, également, qu’on a toujours bien mieux à faire – lire ou relire les Classiques, par exemple2 – que réfuter les imbéciles. Attendu, enfin, que n’y ayant jamais cherché le moindre bénéfice narcissique, je ne m’étais résolu à ouvrir un site internet que par souci du Bien public – et qu’en conséquence il m’était à peu près indifférent de savoir si ce que j’y disais plaisait ou non: l’intolérance de certains internautes à la critique est un autre indicateur de leur crédibilité, attendu que quand on se permet de critiquer l’état présent du monde, on ne peut quand même pas s’attendre à se voir couronné de lauriers par ceux-là même qui s’y complaisent3.

Le premier électrochoc qui m’a été infligé sur cette position de principe remonte à la grande bagarre sur la vaccination H1N1 – dont je rappelle qu’elle a gravement mis en péril la santé publique et qu’elle affolait les gens -, quand je m’étais muré dans un silence méprisant à l’endroit de ce pauvre étudiant raté qui s’abritait derrière une formation express (quelques semaines) de sous-visiteur médical pour me pourfendre comme promoteur de hoax. J’eus alors la surprise – douloureuse, il faut le dire – de recevoir d’une admiratrice jusqu’alors très fidèle une véritable engueulade motivée par le reproche qu’en m’abstenant de répondre, j’avais laissé mes lecteurs dans la déréliction de ne savoir sur quel pied danser: et si mon silence ne faisait que traduire ma gêne d’avoir été démasqué?…

Je compris alors que, si désintéressé fût-il, le dévouement au Bien Public comportait d’autres contraintes que le service de la Vérité: des gens initialement désemparés par la violence des intimidations qui s’exerçaient à leur endroit (ou, bien pis: à l’endroit de leurs enfants s’étaient pris à me faire confiance, ils avaient fini par privilégier ma voix qui leur redonnait le sens de leur autonomie et de leur dignité, mais ils n’avaient pas tous la compétence ou la disponibilité pour tout reprendre à zéro ou tout resynthétiser à chaque attaque. De telle sorte que même s’il m’était, à moi, indifférent d’être traîné dans la boue par des imbéciles ou des escrocs, j’avais le devoir de ME défendre, de défendre MA crédibilité, par égard pour tous ces gens qui m’avaient fait confiance et qui souhaitaient pouvoir continuer.

Prêter une telle immensité de bêtise à un homme, c’est – jusqu’à preuve du contraire – révéler la sienne.

  1. Sans être méchant et tout en sachant que nous pouvons tous nous faire piéger par les contraintes rustiques des traitements de texte utilisables sur les sites Web, j’aurais également tendance à ranger la syntaxe plus qu’approximative de mon contradicteur dans la catégorie des “critères indirects de crédibilité”: ce qui se conçoit bien (…) disaient les Anciens – le web étant la confirmation rétrospective multi-quotidienne de ce vénérable principe qui n’a pas pris une ride – n’en déplaise aux Nouveaux Pédagogues, désormais placés sous la houlette d’une “Ministre” disposant pour tout bagage d’une licence (en droit…), c’est-à-dire, d’un diplôme correspondant en gros (la syntaxe et l’arithmétique en moins…) à un BEPC d’il y a 50 ans…
  2. Occupation élitiste à une époque où l’on édite des versions simplifiées du Club des cinq – et où l’on recrute les professeurs des écoles (nos anciens instits) à partir d’une moyenne de 4/20 au concours…
  3. En fait, je me suis décidé à ouvrir ce site en septembre 2004, juste après la publication de l’étude de Hernan et coll. qui confirmait la catastrophe de santé publique liée à une vaccination massive contre l’hépatite B (triplement du risque de sclérose en plaques). Mesurant l’inanité de mes efforts, j’ai abandonné trois mois plus tard et n’ai simplement plus touché à ce site durant cinq ans, ne redescendant dans l’arène publique qu’en mai 2009, lorsque la presse a évoqué un projet de vaccination obligatoire contre le H1N1 (j’ai alors rempli le vide entre ces deux moments en insérant, selon une chronologie assez imaginaire, divers textes que j’avais rédigés dans l’entre temps). Il m’est difficile de documenter plus crûment mon absence complète d’investissement narcissique dans ce site dont l’entretien me pèse terriblement: ma plus grande joie serait de pouvoir l’abandonner – car, à la différence manifeste de quelques contradicteurs, j’ai bien d’autres raisons pour m’occuper dans la vie que de pontifier sur la Toile.