La compassion comme outil d’évaluation

J’ai écrit ce texte voici vingt ans, quand j’ai commencé à percevoir le hiatus entre l’idéal des mots (“impartialité”, “science”…) et la réalité des prétoires. Il me semble que les réalités sous-jacentes sont plus que jamais actuelles.

C’est une question qui s’est souvent posée dans mes interactions avec des juristes : la compassion est-elle antagoniste avec le devoir d’impartialité ? Il en est ressorti une réflexion plus audacieuse, conduisant à s’interroger sur la compassion comme valeur positive dans l’évaluation objective d’une situation médicale ou médico-légale.

Dans son étymologie latine (la capacité de sentir et de souffrir avec), le mot est formellement identique à celui, cette fois dérivé du grec, de sympathie : or, peut-on être impartial lorsque l’on éprouve de la sympathie pour l’une des parties ? Heureusement, l’étymologie ne conditionne pas à elle seule le sens des mots, et celui de compassion – qui reste l’équivalent, dans notre langue, du mot sympathy lorsqu’il est employé par nos collègues anglo-saxons – se distingue désormais de la sympathie à la française.

Cet historique étymologique du mot « compassion » se retrouve dans les acceptions contemporaines du mot, puisque le Le petit Robert, qui commence par nous renvoyer aux notions de « apitoiement, commisération, miséricorde, pitié », bifurque ensuite vers celles d’« humanité » et de « sensibilité ». Or, s’il ne fait aucun doute que notre fonction de techniciens – nommés souvent dans le contexte de véritables tragédies – requiert en premier lieu une inflexible humanité, le mot « sensibilité », quant à lui, évoque une aptitude de l’esprit tout autant que du coeur : car il s’agit bien de percevoir l’intégralité des éléments scientifiquement pertinents en l’espèce.

Une tradition

En principe, la compassion fait, ou devrait faire partie du bagage médical de base : par inclinaison naturelle, le médecin déteste la maladie et, s’il n’est pas tenu d’aimer ses patients, du moins est-il prié de se mettre en situation de sentir avec précision ce qui leur arrive.

Il s’agit bien, pour rester dans notre sujet, d’un outil d’approche scientifique : car comment qualifier l’aptitude, le sixième sens, cette perception d’une tonalité spécifique, qui va nous conduire à nous déplacer une nuit de Noël suite à un appel dont la banalisation de circonstances dissimule une infection grave au bord de la décompensation ? Ou à réaliser que l’hypochondriaque de service, pour une fois, doit être sérieusement examinée car la souffrance de son corps aujourd’hui va au-delà du dysfonctionnement symbolique ? Ou à sentir que le gamin teigneux dont on voudrait gifler la mère tellement ces deux-là nous emmerdent a bien – cette fois-ci – une vraie crise d’appendicite ?..

Une garantie

Dans les conditions – sous-estimées quoique patentes – de relation inégale inhérente à la médecine occidentale[1], la compassion est aussi une garantie en ce qu’elle nous indique les limites à ne pas franchir, qui sont précisément celles d’une technicité chaste en processus constant d’auto-évaluation : il faut vraiment souffrir avec le patient pour ne pas se laisser entraîner aux excès du bien réel pouvoir médical. Outre cette fonction limitative – ne pas aller trop loin –, la compassion est aussi une discipline d’impassibilité, partant d’objectivité. Le psychanalyste le sait bien, qui s’applique à repérer le mouvement de ses propres réactions (« contre-transfert ») pour s’efforcer d’en reconstituer l’origine réelle, dans une démarche fascinante de restitution objective à partir d’un perçu subjectif. Mais les bénéfices de la cette démarche intellectuelle pour la médecine tout court ne sont pas nuls non plus, quand par exemple elle nous amène à comprendre que les effets indésirables qui comptent pour un patient ne sont pas nécessairement ceux dont traitent à l’envi les manuels de pharmacologie : que la jeune épouse répudiée et mise sous antidépresseurs souffrira bien davantage de prendre 15 kg que de n’importe quel autre complication bien mieux documentée dans les livres, tandis que notre satisfaction d’épargner un risque cardio-vasculaire lointain et hypothétique à un hypertendu de 45 ans ne devrait pas faire le poids par rapport à l’inconvénient de réduire sa puissance sexuelle – via un effet de certains antihypertenseurs indubitable, quoique étonnamment peu ébruité.

Plus généralement, il faut comprendre que, comme je l’ai souvent rappelé dans divers articles sur l’evidence-based medicine,[2] l’effort de la thérapeutique au cours des siècles consiste à se détacher de l’impression personnelle qui a tellement pollué notre pratique depuis les origines. L’histoire de la médecine est jalonnée d’impressions personnelles en forme d’arguments d’autorité qui se sont désintégrés au premier essai de validation : pour ne prendre, parmi des dizaines d’autres, que deux exemples parus voici à peine quelques jours (nous étions en 2001 quand j’ai écrit ce texte), ne vient-on pas d’apprendre que – n’en déplaise aux intérêts dûment répertoriés de certains experts ou leaders d’opinion – l’efficacité de la progestérone ou des progestatifs sur le syndrome prémenstruel était probablement nulle[3], tandis qu’en contradiction avec une longue promotion sinistrement abusive, l’hormonothérapie de substitution apparaissait désormais dommageable aux femmes ménopausées présentant des pathologies cardio-vasculaires[4] ?..

Mais pour progresser dans l’objectivité, nous avons été obligés de nous détacher du malade incarné – du patient considéré dans son individualité – pour raisonner sur des populations virtuelles, puisque l’essentiel de nos connaissances est d’ordre rigoureusement statistique. A côté de ceux qui s’autorisent de ce décalage indubitable et malheureusement incontournable pour se crisper sur des positions d’autorité fondamentalement archaïques, il me semble que le défi, pour les modernes, est de développer une forme de compassion enracinée dans la rationalité qui permette d’établir un lien entre notre savoir objectif, mais désincarné, et le vécu de celui ou de celle auxquels on entend l’appliquer.

Une discipline

La situation n’est pas fondamentalement différente lorsque nous fonctionnons comme experts, et je vous rappelle que la Justice nous saisit entre autres choses d’une mission authentiquement compassionnelle à l’égard des demandeurs : représenter aux Juges les souffrances du patient, le préjudice allégué, ses doléances – et ce, quelle que puisse être notre évaluation, ensuite, du lien de causalité. Les Juges ne seront jamais tenus de nous suivre sur notre appréciation de ce lien, et ils ont besoin, par conséquent, d’une évaluation intrinsèque de la victime présumée et de sa douleur.

Outre que, dans ces circonstances-là aussi, elle nous protège contre les dérives perverses d’une position d’indubitable pouvoir, la compassion est la disposition d’esprit qui nous préserve contre nos biais d’évaluation dans l’accomplissement de cette mission éminente : nous pouvons être certains que la cause alléguée par la victime n’a rien à voir avec son état actuel, cela ne nous dispense pas de nous affronter sans défense intellectuelle à sa souffrance et ses dysfonctionnements. En tout état de cause, nous serons d’autant plus convaincants dans notre réfutation des allégations du patient que nous les aurons prises suffisamment au sérieux pour en examiner la portée réelle : à balayer d’un simple revers de la main les propos d’une victime, l’expert gagne du temps, mais court le risque, aussi, de recevoir la gifle du réel et de se voir sévèrement contredit par un confrère qui, à force d’avoir mieux senti – senti avec – saura reconstituer les preuves qui auront échappé au premier.

Attendu d’autre part qu’en expertise médicale, nous cédons parfois trop facilement à la mythologie de la réunion d’expertise – alors que, sur des tableaux complexes ou anciens, il est bien difficile (pour ne pas dire complètement arrogant) de prétendre reconstituer le vécu d’un patient sur la base d’un examen forcément trop bref et qu’une fois la victime rentrée dans ses pénates, il nous reste d’elle en tout et pour tout un volumineux dossier médical –, la compassion seule permet d’aller au-delà des données-papier pour atteindre à la chair humaine qui souffre : quelque expérience du dommage médical que nous ayons, il faut savoir frémir à la seule lecture d’indications laconiques comme « ovariectomie à l’âge de 30 ans », ou encore, plus simplement, « incontinence »…

S’il est déjà difficile de percevoir la vibration de cette chair souffrante, que dire alors de la disposition d’esprit requise pour entendre de désarroi de l’âme, la douleur morale – qui peut être extrêmement intriquée car les drames médico-légaux, souvent, remettent gravement en cause des positions humaines fondamentales de la victime : sa confiance envers le thérapeute ou les zélateurs de la Santé Publique (médecine “préventive”), certes, mais aussi son désir de bien faire (vaccination), son idéal du moi (chirurgie esthétique, anorexigène), son courage moral (chimiothérapie anticancéreuse). Il arrive, évidemment, que cette douleur morale confine au désespoir, et l’écho de ce désespoir n’en sera que plus convaincant si nous parvenons à en rendre compte de façon objective, presque factuelle. L’idéal de compassion, dans cette perspective, c’est que notre savoir de techniciens fournisse au patient – si fruste soit-il intellectuellement – « les mots pour le dire »…

Une méthode

Si j’en viens plus précisément à la spécificité de ma spécialité, je voudrais introduire que la pharmacovigilance – mais, plus généralement, la iatrogénie – c’est bien souvent l’inventaire de l’inattendu, de ce à quoi on n’avait pas pensé, de ce qui paraît inexplicable voire impossible : c’est, fondamentalement, une science des catastrophes, et il suffit de penser à l’antécédent récent de Concorde pour en apprécier la difficulté. L’expert se trouve le plus souvent « en état de crise épistémologique » – et c’est flagrant avec les problèmes posés par les grandes affaires médicamenteuses (thalidomide, etc.) : ce qui s’est passé n’était pas attendu et il faut chercher à comprendre. C’est, en quelque sorte, l’inverse de la méthode expérimentale traditionnelle en sciences (où l’on cherche à vérifier par l’observation ce que l’on croit avoir compris) : ici, on cherche à comprendre ce que l’on a observé – les faits pèsent plus lourd que la théorie… C’est très difficile, et il n’y a aucune méthode systématique pour ce faire : il faut s’informer sur tout ce à quoi les autres n’ont pas dû penser, il faut imaginer des scénarios et vérifier a posteriori leur validité, il faut n’avoir aucune attente de rien et rester ouvert à tout. S’il veut faire son travail correctement, le pharmacovigilant est fondamentalement un chercheur, quelqu’un qui se trouve mandé pour sonder tout ce qui n’a pas intéressé les autres avant lui – l’inattendu.

Il n’existe aucune raison pour qu’un désordre présumé iatrogène mime avec précision une entité pathologique parfaitement définie par ailleurs, puisque identifié ou non, l’agent causal n’en est pas le même. En fait et sauf cas particulier, maladie iatrogène et maladie naturelle ont quelques symptômes qui se chevauchent, mais le tableau de la première est bien souvent «bâtard » par rapport à celui de la seconde (il est d’ailleurs usuel de rechercher l’exposition à un médicament nouveau lorsque apparaît une entité nosographique nouvelle).

Or, dans cette situation de crise où les références manquent, les mots du patient valent bien tout le reste : son vécu – même aberrant –, son historique – fût-il apparemment fantasque –, son heuristique – si agaçante soit-elle à force d’incompétence technique. Car s’il s’agit de reconstituer ce qui s’est vraiment passé, il s’avère que dans son insuffisance conceptuelle et terminologique, dans ses maladresses même, l’expression de la victime – pour peu qu’on parvienne à l’entendre et à la décrypter – est bien souvent plus proche du réel objectif que les pré-conçus nosographiques qui, par définition, peinent à rendre compte de l’inattendu mais brouillent, ce nonobstant, notre perçu des choses.

Une éthique

En recherche clinique où l’on a suffisamment oublié Hippocrate pour inventer des déclarations d’Helsinki ou d’ailleurs – visant censément à la protection des patients –, on aime parer les entorses au principe compassionnel avec les atours de la scientificité : il faudrait comprendre que c’est la « hautaine loi du réel » qui exige le recours au placebo, à la randomisation, aux essais cliniques d’intérêt problématique, etc. En expertise aussi, d’aucuns voudraient nous faire croire que c’est la loi – tout court – dans son exigence d’impartialité qui nous impose d’être durs, intransigeants et pour tout dire odieux avec les victimes.

Il vaudrait mieux qu’ils renoncent à ces métiers, ceux qui ne se sentent pas la force de les pratiquer dans le respect scrupuleux de l’incontournable injonction hippocratique, d’essence compassionnelle. La compassion, c’est ce qui restitue la portée humaine de notre savoir abstrait, mais c’est aussi ce qui comble les trous de notre connaissance parcellaire : nous basculons vite dans l’erreur lorsque nous manquons de compassion, car d’où tirons-nous notre prétention scientifique si nous refusons le patient – dans la réalité frémissante de son incarnation – comme source de savoir et comme critère de validation expérimentale ?

Enfin, lorsque, commis comme experts, nous sommes en butte aux manoeuvres parfois considérables d’une des parties pour bloquer le processus en cours, c’est aussi dans notre capacité de compassion que nous puisons la force de résister pour aller au bout de la mission scientifique qui nous a été confiée.

[1] Girard M. Technical expertise as an ethical form. Towards an ethics of distance. J Med Ethics 1988;14:25-30

[2] Girard M. Les principes de l’evidence-based medicine et leur apport à l’exercice de l’expertise judiciaire. Dommage corporel – Expertise médicale 2001 ; 1 (2) : 29-39

Girard M. Santé, thérapeutique et principe de précaution. Experts 2001 ; N° 52 : 19-26

[3] Wyatt K, Dimmock P, Jones P et coll. Efficacy of progesterone and progestogens in management of premenstrual syndrome : systematic review. Br Med J 2001; 323: 776-780

[4] Alexander KP, Newby LK, Hellcamp AS et coll. Initiation of hormone replacement therapy after acute myocardial infarction is associated with more cardiac events during follow-up. J Am Coll Cardiol 2001; 38: 1-7