Cancer de la prostate : la grande erreur

Sous un titre plagiant celui d’un récent article du New York Times (“The Great Prostate Mistake”, 10/03/2010) consacré à un problème particulièrement pertinent par rapport aux thématiques de ce site – la médicalisation sous prétexte de prévention -, c’est surtout la façon dont Le Monde en a rendu compte qui va nous intéresser ici.


Dans sa tonalité comme dans la concision ravageante de son titre, l’article américain original est sans concession: le dosage des PSA en vue de détecter les cancers de la prostate a conduit à “un désastre de santé publique”. Hormis dans des situations très limitées, ce dosage n’a à peu près aucun intérêt et beaucoup d’inconvénients parfois graves, pour ne point parler de son coût ruineux pour la collectivité (3 milliards de dollars aux USA). La dénonciation est d’autant plus accablante qu’elle émane de Richard J Ablin qui n’est autre que… le découvreur du test et qu’il n’a donc aucun intérêt personnel à le qualifier de désastreux…

En soi, cette dénonciation présente déjà un immense intérêt relativement au simple fait qu’apparemment 90% des médecins français proposeraient un dépistage prostatique régulier – ce qui est assez fort eu égard au fait que ledit test est ainsi présenté par son découvreur comme essentiellement inutile et plutôt nuisible: indicateur, parmi d’autres, de la rigueur toute scientifique déployée par nos confrères dans l’exercice de leur métier. Eu égard, aussi, au fait que chez la majorité de gens, l’équation dépistage = amélioration de la survie des cancers s’impose comme une évidence alors qu’on en attend toujours la moindre démonstration.

Mais c’est aussi le compte rendu publié deux jours après dans Le Monde (12/03/10) qui mérite réflexion. Car une fois évoqués les principaux arguments d’Ablin, l’article français bascule vers une étude européenne publiée en 2009 qui montrerait “une diminution de plus de 30% du risque de mourir d’un cancer de la prostate dans une population soumise à un dépistage systématique”. Cependant :

  • sauf erreur de lecture sur l’original, la diminution évoquée par l’article n’est pas de “plus de 30%”, mais 20% tout court;
  • le même numéro du New England Journal of Medicine (26/03/09) publie simultanément une étude américaine qui, elle, ne montre aucun bénéfice du dépistage: lorsque deux publications sont à ce point contradictoires, la conduite à tenir n’est pas de privilégier celle qui va dans le bon sens en ignorant l’autre, mais d’analyser rigoureusement les mérites et les défauts des deux, afin d’examiner si l’une est plus crédible que l’autre (en l’espèce – et pour des raisons méthodologiques qui dépassent le présent commentaire -, il semble bien, d’ailleurs, que l’étude américaine soit plus crédible que l’étude européenne1).

Mais outre ce biais patent, l’article du Monde poursuit sur un commentaire extrêmement fallacieux : “La controverse renvoie donc, comme souvent en matière de dépistage, à deux logiques diamétralement opposées. L’une, individuelle : j’accrois mes chances de survie si le test permet de découvrir un cancer. L’autre concerne une population entière: les bénéfices collectifs justifient-ils les inconvénients et effets indésirables d’une politique systématique (…)?” Cette façon très contestable de présenter les choses comprend au moins deux assertions non moins contestables:

  • il n’existe aucune preuve générale que la découverte précoce d’un cancer en améliore les chances de survie : le contraire est tout autant possible a priori et, dans le cas de la prostate, de toute façon, tout le débat tient justement à l’absence de telles preuves;
  • le raisonnement bénéfice individuel/collectif est posé à l’envers: la recherche clinique ne sachant pas opérer autrement que par statistiques, lorsqu’on arrive à mettre en évidence le bénéfice d’un traitement, c’est d’une façon moyenne globale (bénéfice collectif) et toute la question pratique est ensuite d’essayer d’identifier les individus qui vont effectivement en tirer bénéfice, sachant qu’il est généralement impossible de répondre précisément à cette question. Mais à l’inverse, quand aucun bénéfice collectif n’a été démontré (ce qui est bien le cas en l’espèce), il est généralement impossible de prouver le moindre bénéfice individuel, dans la mesure où l’on peine à concevoir un mode de preuve autre que statistique.

Même aussi biaisé en faveur d’un dépistage qui n’a donné aucune preuve sérieuse de son intérêt, cet article ne suffira pas aux zélateurs de la médicalisation et il s’en faudra de deux semaines seulement pour que, sous la plume d’un éminent “professeur” d’urologie, Le Monde (27/03/10) publie cette fois un article de combat rétrogradant à “l’idéologie” toute objection épidémiologiquement fondée sur l’intérêt du dépistage de la prostate. On relèvera en passant que dans l’ardeur de ce pieux combat, notre éminent “professeur” aura juste oublié la déclaration des conflits d’intérêts dont l’art. L.4113-13 du Code de la santé publique lui fait normalement obligation… On perdra d’autant moins de temps à réfuter cet article que c’est, de toute façon, la fonction de l’Ordre des médecins de veiller à “l’honneur” et à “la probité” de la profession…

La morale de cette histoire est multivalente.

  • Une procédure de “prévention” qui a réussi à recruter 90% des praticiens français n’a jamais donné de preuve crédible de son intérêt. Elle coûte cher et quasiment personne ne s’en soucie en période de déficits abyssaux.
  • Déjà induit en erreur par 90% du personnel médical, le citoyen aura du mal à trouver dans la presse un minimum de contre-information fiable sur le sujet.
  • Même dans les médias les plus prestigieux, les journalistes ne semblent pas maîtriser les concepts de base pour discuter raisonnablement des problèmes posés par la médicalisation.

Nous parlerons un autre jour des mammographies…

  1. Le lecteur intéressé peut batifoler sur internet pour trouver des analyses raisonnables de ces deux études contradictoires