Analyse

Des concordances frappantes

Au fil des témoignages qui précèdent, nous avons commencé d’envisager l’argumentation trop prévisible de ceux qui, ayant des yeux pour ne pas voir et des oreilles pour ne point entendre, s’efforceront de nier la crédibilité et la portée des attestations ici produites : recrutement inadéquat, biais de militantisme, manque de significativité statistique… Les justiciables dont les témoignages fondent ce livre ne seraient, dans cette perspective, que les frustrés d’une Justice qui les auraient (à juste raison) déboutés de leurs exorbitantes prétentions.

En matière de recrutement, on relève cependant que l’éventail socio-professionnel de notre échantillon est particulièrement diversifié compte tenu de son faible effectif : de la femme de ménage au médecin, en passant par l’assistante maternelle, la secrétaire, l’infirmière, l’informaticien, le professeur, l’agriculteur… A noter également le large éventail des âges ; la prédominance féminine s’explique simplement parce que, dans la population adulte, il y a eu une majorité de femmes chez les personnes vaccinées sur une base obligatoire.

Pour ce qui concerne le militantisme présumé des témoins, nous avons également souligné que ce qu’ils reprochent aux experts n’a rien à voir avec le caractère favorable ou défavorable du rapport : et il est même frappant que des gens qui ne se seraient probablement jamais posé la question spontanément en viennent, sur la base de leur seule expérience, à élaborer les principes d’une épistémologie expertale dont la rigueur intellectuelle et l’élévation éthique tranchent avec la grossière partialité des experts dénoncés (« un expert doit être […] ni contre l’Etat, ni pour le patient », « je ne savais pas quelles étaient ses conclusions, mais […]).

Quant au problème de la signification statistique, remarquons d’abord qu’un taux de réponse de 20/21 (95%) est considérable, incommensurable avec les taux obtenus dans d’autres « investigations épidémiologiques » que l’administration sanitaire française tient cependant pour démonstratives dans sa réfutation du problème sanitaire posé par la toxicité du vaccin contre l’hépatite B… Mais plus encore que le taux de réponse, c’est la concordance massive des attestations qui confère sa portée à l’échantillon recueilli : s’il est statistiquement manifeste que 20 fois pile sur 38 lancers d’une pièce ne sont pas suffisants pour affirmer que la pièce est faussée, n’importe qui reconnaîtra qu’il doit y avoir un vrai défaut quand on obtient 20 fois pile… sur 20 lancers[1].

Outre l’évidente récurrence des thèmes, ce qui frappe, en première lecture, c’est la structure des attestations. Au-delà des formulations individuelles, on retrouve quasi systématiquement une rhétorique d’oppositions, généralement explicites, mais potentiellement implicites aussi : on se demande, par exemple, à quelle expérience antagoniste peut renvoyer la considération inattendue du Dr O. sur la ponctualité de l’expert. Semblablement, seule l’hypothèse de désappointements antérieurs est susceptible d’épargner au Dr N. le soupçon de pléonasme lorsqu’il vante l’expert d’être « qualifié » : d’où lui viendrait sinon l’idée qu’un « expert » pourrait être non qualifié ? Et comment interpréter la pensée du même témoin lorsqu’il tient à souligner que celui-ci, en plus, était « indépendant » ? Ainsi, malgré leur souci d’écarter la polémique, les deux médecins de la série retombent, en plein, exactement sur les caractéristiques de l’expert « indépendant et qualifié » que les autres ont utilisées pour caractériser, en creux, les vices de l’expert indigne…

Autre récurrence structurale frappante – et, dans le contexte, émouvante : la volonté largement majoritaire de dépasser l’expérience individuelle pour parvenir à une appréciation de portée générale, exemplaire, qui s’inscrit dès lors comme une moralité, d’ailleurs assumée comme telle chez la plupart. Si l’on se rappelle par contraste que, dans la série des témoins contactés, seul l’ancien président d’une importante association de victimes (le REVAHB) a négligé de répondre[2] (alors même que, lui tout particulièrement aurait eu des motifs cinglants pour dénoncer ses expertises antérieures – par rapport auxquelles, dans mes conclusions, j’avais été d’une sévérité inhabituelle), on en arrive en passant à une constatation d’une certaine portée pour la victimologie française, laquelle n’est pas nécessairement sans connexion avec le thème de la présente contribution : alors que jusqu’aux plus humbles de ces gens-là ont immédiatement[3] compris la gravité du problème posé et qu’ils ont eu à cœur de dépasser leur misère individuelle pour participer à une entreprise dont ils ont parfaitement saisi la portée (malgré même la co-existence de problèmes personnels aigus comme dans le cas de Mme S.), on se rend compte que cette capacité d’abstraction compassionnelle fait totalement défaut chez ceux dont on attendrait au contraire qu’ils l’aient au plus haut degré – les responsables d’associations…

C’est une expérience malheureusement répétitive – sinon systématique –, d’ailleurs convergente avec celles d’avocats impliqués en ce type d’affaires, que des associations de victimes ou de patients, loin d’être une structure où chacun vient déposer une obole d’existence pour essayer de créer une dynamique de groupe dépassant celle du malheur individuel, apparaissent plutôt comme l’instrument des quelques-uns – généralement pas les plus intelligents – qui, hypertrophiant leur narcissisme de la « cause » qu’ils prétendent défendre, apparaissent surtout préoccupés par la façon dont la masse des autres pourrait sous-tendre et dynamiser leur intérêt personnel : telle cette présidente d’association qui écume les meilleurs avocats, les épuise de ses consignes ineptes – tout en se dispensant de payer le prix de sa mégalomanie impulsive sur la promesse qu’elle amènera des centaines de clients si elle est satisfaite du service. On voit là une expression typique de ce mal français qui fait du Service ou du Bien publics un simple prétexte pour justifier le détournement du collectif au bénéfice du personnel : les conflits d’intérêt, vous savez…

Après tout et pour l’essentiel, la responsabilité de la présente contribution n’aurait-elle pas dû échoir aux associations : collecter l’histoire des malheurs individuels, en apercevoir le points communs et tenter d’en reconnaître la ou les causes générales ?…

Pour en revenir plus précisément aux attestations dans une perspective traditionnelle d’analyse de textes, le plus simple est d’en synthétiser la thématique sous forme de tableaux récapitulatifs.

 

L’expert indigne

Le thème Attestation
ironie, moquerie, humiliation, impolitesse, manque du « souci de la personne » A., F., G., K., L., R., S.
sadisme, agressivité F., G., P., Q., R., S.
culpabilise K., Q., R., S.
préjugés, a priori, « cours sur les bienfaits de la vaccination », « psycho-rigide » E., G., I., P., R., S.
mauvaise foi, « écarte les problèmes », « dialogues stériles », « à la limite de la malhonnêteté » H., I., J., P., Q., S.
succinct, superficiel, trop pressé, impatient, ne cherche pas à comprendre, « mini-entretien banal » E., F., G., H., J., K., L., P., Q., R., S.
incompétence, illogisme D., F., R., S.
liens d’intérêt, lâcheté I., J., R., S.

 

L’expert qui fait son travail

délicatesse, courtoisie, politesse, ponctualité, correction, amabilité B., F., G., L., O., P., Q., S.
écoute, « laisse parler », « prend le temps » nécessaire, met la victime en confiance, ne néglige pas « les détails » A., D., E., F., G., H., I., K., L., N., O., P., Q., R., S.
pose des questions A., E., G., K., L., N., O., P., R., S.
compatissant, perçoit le « ressenti » ou le « particulier », plein d’« humanité », prend la victime « au sérieux », s’adresse à elle « comme à une personne » A., B., D., E., F., G., H., I., J., L., M., P., Q., S.
explique, compréhensible A., B., E., G.
ouvert, sans préjugé, neutre, impartial E., I., J., O., R., S.
examen clinique complet, attentionné G., J., K., O., R., S.
professionnalisme, déontologie, compétence, sérieux, précision, connaissance des « études » disponibles A., B., C., D., E., F., H., I., K., L., M., N., O., P., R., S.
étude et connaissance du dossier individuel C., G., H., I., J., K., M., P., R.
indépendance, intégrité, résistance aux “pressions”, courage C., I., J., N., R., S.
effet cathartique, gain de compréhension, aide à “se reconstruire moralement” C., D., F., L., Q., R., S.

 

De façon qui n’était pas nécessairement prévisible eu égard à l’hétérogénéité de l’échantillon, ce sont précisément les valeurs de la compétence professionnelle qui sont le plus fréquemment évoquées pour caractériser l’expert qui fait « un vrai travail » (M. F.) Même non professionnels de santé, les gens ne s’y trompent pas et le simple mot « dossier » revient 22 fois dans les 20 attestations : un « vrai professionnel » (Mme S.) commence par s’intéresser aux pièces qu’on lui donne. Nous reviendrons dans la suite sur quelques exemples tirés de ma propre expérience, confirmant la légèreté avec laquelle les experts traitent trop souvent les pièces de ce dossier.

Sous la plume des victimes, le lexique qualifiant la compétence de l’expert évoque le « professionnalisme » ou dérivés (10 fois), la « durée » de l’entretien (9 fois), le souci de prendre en compte « l’histoire » ou « l’historique » (9 fois), la « précision » (7 fois), le « sérieux » (6 fois), le caractère « consciencieux » (5 fois), enfin et par dessus tout, les « questions » ou le « questionnement » (17 fois) : le bon expert, on l’a déjà relevé, n’est pas un béni-oui-oui qui gobe tout ce qu’on lui raconte – et les victimes lui sont d’autant plus gré de ne pas s’en laisser conter que son questionnement, dans sa « précision », les aide souvent à retrouver le fil de leur propre histoire.

Si les victimes s’entendent ainsi majoritairement pour reconnaître ce qui leur apparaît comme indices de compétence, elles n’ont généralement pas les concepts pour documenter en principe l’incompétence du mauvais technicien. Mais elles se rattrapent en pratique, sur des critères indirects de crédibilité[1] : l’expert a fait preuve d’illogisme (Mme. S.), il a des préjugés au point de ne même pas s’en cacher (Mme J.) ou commet trop d’erreurs factuelles (Mme. P.). La performance est parfois tellement « pathétique » (Mme. D.) que les victimes ne se gênent pas pour la brocarder, en usant de critères quantitatifs objectifs comme la durée de la consultation ou, plus encore, la longueur du rapport : « 8 pages » (Mme E.), voire « une ligne » (Mme P.) ou même « un seul mot » (Mme S.) On voit, à partir du tableau, que ce sont bien la hâte ou l’impatience de l’expert indigne qui suscitent les dénonciations les plus fréquentes.

Sur cette question de la compétence, un recoupement frappant est fourni par une autre victime dont je n’avais pas sollicité l’attestation faute de pouvoir entrer facilement en contact avec son avocat. Néanmoins, l’intéressée s’est spontanément tournée vers moi à la même époque pour me communiquer copie d’une lettre qu’elle adressait à la DGS (quoique inhabituelle en général, cette démarche d’une victime revenant spontanément vers l’expert judiciaire n’est pas exceptionnelle dans mon expérience et suggère, à elle seule, une dynamique bien évocatrice). L’objectif de ce courrier était de réclamer à l’administration sanitaire française le remboursement de la contre-expertise que j’avais réalisée et dont la charge financière, dans ce type de procédure, repose alors sur les épaules du demandeur à ce stade de la procédure. Légitimant sa démarche, la victime écrit que la première expertise lui avait été « imposée » et que :

J’ai réfuté cette [première expertise] pour deux motifs :

  1. a) son indigence
  2. b) constatant qu’elle était prétexte au Dr *** de préjuger la décision qui serait prise par la Commission en affirmant d’emblée qu’il ne pouvait y avoir un lien de cause à effet ; cette attitude étant un véritable non-sens.

Puis, après avoir justifié de mon « sérieux » et de ma « qualité », la victime formule sa demande de remboursement au motif que la première expertise est donc « nulle et non avenue ».

A ce stade de recoupements, l’intérêt de ce courrier est multiple. D’impulsion spontanée, il ne peut être soupçonné d’avoir été influencé en quelque façon par ma demande. Ce nonobstant, il recoupe exactement – et non moins spontanément – la thématique majoritaire des autres, mais à partir d’un point de vue exactement inverse : si les attestations sollicitées, dans leur principe avoué, visaient à rétablir la crédibilité de l’expert attaqué par le Ministère de la santé, le présent courrier s’attache, lui, à documenter « l’indigence » du premier expert « imposé » par ce même Ministère. Or, outre que la victime retombe néanmoins sur une rhétorique d’opposition, ici particulièrement explicite, le contentieux – comme avec les autres, encore – ne vise pas le résultat défavorable de la précédente expertise, puisque de nouveau c’est bien la méthode qui est en cause : à quoi sert un expert qui, d’emblée, sait qu’il ne peut y avoir « lien de cause à effet »[2] ?

Hormis sa concordance frappante avec les attestations de ma série, ce courrier tire aussi sa signification de son extrême crudité stylistique. L’auteur de la lettre, en effet (je le reconnais à l’écriture), n’est pas la jeune victime, ancienne préparatrice en pharmacie atteinte d’une sclérose en plaques gravissime dont elle a failli décéder dès la première poussée, mais son père, aujourd’hui retraité, qui travaillait autrefois comme représentant en pièces détachées d’automobile. Il y a donc quelque chose d’extrêmement saisissant que dans cette famille d’un milieu culturel assez modeste, – où le choix d’une formation de santé pour la fille, manifestement vécue comme promotion sociale, témoigne du prestige des professions de santé (prestige qui ressort également du respect avec lequel on y parle de l’équipe soignante en charge de la jeune fille) – on s’autorise à qualifier le travail d’un médecin expert d’une façon aussi expéditive : « indigence », « non sens », expertise « nulle et non avenue »…

Il faut vraiment que des experts judiciaires soient allés très loin dans « l’indigence » professionnelle (ou dans le « pathétique », dirait Mme D.) pour conduire des profanes a priori respectueux à une telle crudité de dénonciation. Outre que l’auteur de cette lettre cinglante n’a aucune peine à justifier son mépris (c’est effectivement un « non-sens » qu’une expertise juridiquement centrée sur l’évaluation causalité soit menée par quelqu’un affichant d’emblée sa certitude sur l’absence de causalité), je confirme s’il en était besoin la nullité du premier rapport en question, dont j’avais achevé l’analyse de la façon suivante :

On peut donc dire que se contentant de reprendre de façon strictement a-critique les arguments soutenus par l’adversaire de la requérante[3], la précédente expertise a manqué aux deux exigences fondamentales de l’exercice technico-judiciaire intitulé « expertise judiciaire » : 1) la rigueur scientifique, 2) le principe du contradictoire.

Malgré l’attaque inhabituellement directe de ce courrier adressé à l’administration sanitaire, la comparaison des deux tableaux précédents atteste qu’en général, les critères de la compétence s’énoncent bien plus aisément devant l’expert dont le « professionnalisme » et le « sérieux » inspirent « confiance » (4 occurrences du mot) que devant le technicien indigne. Cependant, ces mêmes tableaux montrent que les victimes perçoivent sans problème une corrélation entre l’incompétence de l’expert et son agressivité, voire sa méchanceté : car, que ce soit « en plein » ou « en creux » selon le balancement que nous avons introduit depuis le tout début, c’est bien le registre de la compassion – au sens étymologique de « sentir avec » – qui suscite le plus d’attestations.

On trouve pas moins de 15 fois les mots de la « douleur », 13 fois ceux de « l’écoute », 11 fois ceux de la « compréhension ». « L’humanité » ou ses dérivés (« humain », etc.), quant à eux, reviennent 8 fois. « L’accueil » est évoqué explicitement pas moins de 5 fois (et implicitement bien plus souvent) – situation étrange pour une performance qui n’a rien à voir avec les métiers du tourisme…

Ces occurrences strictement textuelles, de toute façon, ne recouvrent qu’incomplètement l’évocation compassionnelle, qui va de l’élémentaire politesse à la « confiance », en passant par la ponctualité (Dr. O.), par le soin de l’expert à être « compréhensible », sa capacité « d’écoute » ou de s’adresser à la victime comme à une « personne » présupposée « sérieuse », son aptitude à prendre en compte ce que le malade « exprime » ainsi que son « ressenti ».

Jamais un expert ne s’était autant soucié de ma personne (Melle L.)

Toutes dispositions qui s’opposent, évidemment, à l’impolitesse de l’expert indigne, à son « ironie », à son potentiel de « moquerie » ou « d’humiliation », à son agressivité frustre (« la cage aux lions » : Mme Q.) voire à son sadisme : « expert en dégradation de la personne ! » (Mme S.)

Dans le registre compassionnel, on retrouve également le précédent de l’examen clinique – lequel, malgré la vulnérabilité de ces malades, n’est jamais vécu comme prise de pouvoir quand il est effectué par l’expert qui fait son travail. Malgré le détail du « dossier », les vérifications de ce dernier n’apparaissent pas comme intrusives : sa capacité de débusquer jusqu’à l’intime est vécue comme cathartique (Melle L., Mme R.) et même les plus jeunes des femmes lui donnent acte de la « considération » dont témoignent ses gestes sur leur corps trop souffrant[4]. On est loin, évidemment, des strip-teases forcés imputables à l’implacable rigueur scientifique des experts agréés par la Cour de cassation (Mme Q.) : quand on descend dans « la cage aux lions », on ne sait jamais s’ils sont en rut…

Les oppositions restent nettes, et objectivement documentées, par rapport à cette vertu cardinale de l’expert judiciaire : l’impartialité. Si accusations et exemples fusent quant aux préjugés manifestes, à la mauvaise foi patente ou la « malhonnêteté » révoltante de l’expert indigne, les victimes sont au contraires frappées par le manque d’attente décelable de l’expert qui fait son travail : en quittant ce technicien « ouvert » (Mme E.) et « impartial » (Mme J.), la victime ne sait pas quelles seront ses conclusions, mais elle est sûre d’avoir été « entendue » (Mme R.), elle est convaincue qu’il « aurait eu les mêmes façons de procéder » dans tous les cas (Mme S.), de telle sorte que, « pour la première fois », elle s’est sentie « en confiance » (Mme P.) On est loin, là encore, de la situation inquisitoriale où, confrontée à l’expert, la victime se sent « inculpée », voire « fautive » ou « coupable » même si, après plusieurs années encore, elle en est toujours, comme Mme Q., à se demander :

mais de quoi ?

Cependant, alors même que toutes ces opérations se déroulent à la demande et sous la protection de la Justice[5], les justiciables sentent bien que la mise en pratique de la vertu cruciale et théorique d’impartialité requiert le « courage » de l’expert, sa capacité de résister aux « pressions » : bref, un véritable « combat » auquel s’oppose, évidemment, la dolce vitae du technicien dont partis pris et liens d’intérêt sautent aux yeux – pour ne point parler de ceux qui disent le contraire de ce qu’ils pensent à seule fin de ne pas « se faire tirer les oreilles » (Mme J.)

Alors que celles qui sortent de chez l’expert indigne avec le sentiment d’une « culpabilité » (Mme K.) d’autant plus écrasante qu’on n’en perçoit pas l’origine (Mme Q.) doivent s’estimer heureuses par rapport à celles qui sont carrément « détruites » (Mme S.) voire désormais hantées par le désir affreux d’en finir avec la vie (Mme R.), la victime examinée par un expert « indépendant et qualifié » (Dr N.) repart avec un sentiment renouvelé de son identité. « Détendu » (M. F.), « reconnu » (M. et Mme B.), « prise au sérieux » (Mme P.) au point que le passé est apparu plus clair sous le regard de l’expert que dans le souvenir qu’on en avait soi-même gardé (Mme D.) et que l’avenir s’ouvre bien plus souriant malgré la maladie :

Combien de personnes peuvent affirmer sortir de chez un expert avec l’envie de re-croquer la vie à pleines dents ? Combien ? (Mme S.)

C’est celle le plus sensible au désir de mort induit par le premier expert qui récapitule le plus synthétiquement le sentiment cathartique tiré d’une expertise compassionnelle :

En repartant (…) j’avais été entendue et avais pu exister malgré ces maladies (Mme R.)

Dans leur incontestable sincérité et leur bouleversante simplicité, ces attestations achèvent de répondre à une question qui m’a taraudé depuis de tout début de mon activité expertale : la compassion est-elle compatible avec l’exigence d’impartialité ? Elles confirment, au-delà de toute attente, cette conclusion à laquelle j’en étais arrivé voici déjà longtemps, dans une expertise civile opérée au cours d’une procédure d’appel – celle de Mme H. comme par hasard.

Plus profondément encore, et sur la base d’une expérience probablement inédite dans ce type de litige, l’Expert se permet d’attirer l’attention de la Cour sur une souffrance très spécifique aux victimes présumées du vaccin contre l’hépatite B : l’intelligence humiliée. A partir du moment où, dans le cadre même de cette affaire, l’appelant se permet de fournir en pièce justificative un « article » où les Juges de la Cour de céans s’y trouvent assimilés à des crétins, où l’Expert peut témoigner que même avec une réputation de compétence a priori consistante, il suffit d’émettre le moindre doute sur l’innocuité du vaccin pour déchaîner chez les collègues des réactions d’une inconcevable violence, on imagine sans peine la souffrance de l’intimée dans sa confrontation avec « les Sages et les Savants » dûment informés du problème par l’Académie de médecine, le Quotidien du médecin, les conférences de consensus organisées par les fabricants, l’AFSSAPS et autres instances dont les insuffisances ont été longuement documentées ici. La terrible efficacité d’un marketing dont l’excès saute pourtant aux yeux a tari l’environnement social de toute compassion à l’égard de ceux qui se disent victimes du vaccin… Or, il faut comprendre que tout malade a besoin de se repérer sur la cause de son mal, de s’en faire un film qui lui permette, le cas échéant, de la mettre à l’extérieur de soi ou de la haïr. En parfaite santé jusqu’alors, au faîte de sa féminité, Madame H. se retrouve en quinze jours « subclaquante » comme on dit entre nous, et durablement invalide ensuite : elle a l’audace d’incriminer le seul facteur exogène significatif rencontré à ce moment précis – dont les experts même de l’Agence admettent qu’il a un potentiel « notoire » à provoquer ce genre de trouble. Et pourtant, lorsqu’elle veut parler de sa souffrance, elle se trouve acculée à un deal atroce – qui est celui où se trouvent confrontées toutes les victimes présumées de cette vaccination : se taire sur son histoire de sa maladie, ou passer pour une gourde – et l’Expert prie instamment la Cour de bien vouloir considérer qu’à cet endroit comme partout ailleurs dans la présente expertise, il pèse ses mots… La souffrance qui résulte de cette situation schizophrénisante est plus qu’une souffrance morale usuelle : c’est une atteinte à la dignité humaine.

Plus qu’à des motivations dont l’indigence serait trop facilement documentable[6], c’est probablement à ce type de considérations que Mme H. doit d’avoir vu mon expertise « écartée » par la Cour, qui a négligé du même coup les dizaines de pages consacrées à documenter les innombrables défauts de la spécialité injectée, et ouvert ainsi la porte à la Cour suprême pour casser son arrêt au simple motif que la défectuosité n’y était pas démontrée : or, le rapport aussi précipitamment « écarté » se trouvait le premier – et à ce jour toujours le seul – à examiner en détail, et entre autres, les failles préoccupantes du dossier qui a permis l’enregistrement en France de la spécialité litigieuse. « Défectuosité », vous avez dit ?

Ce sera un grand jour pour la Justice française quand les magistrats cesseront de confondre férocité avec rigueur (Mme Q.), brutalité avec impartialité, et qu’ils comprendront que l’analyse objective du fait peut se faire en toute compassion

[1] C’est exactement sur ces recoupements de crédibilité que j’ai plaidé, auprès des juristes, pour qu’ils opèrent une critique plus active des rapports qui leur sont transmis par les experts (cf. Girard M. L’environnement, facteur tératogène pour l’expertise. Juris-Classeur, Environnement 2004 ; n° 4 : 9-11)

[2] Reçu ultérieurement, un autre courrier de victime expertisée me remercie pour « la précision » du travail accompli.

[3] En l’occurrence : l’administration sanitaire française.

[4] Un certain nombre d’entre elles ont d’importantes douleurs au toucher et à la pression de leurs muscles, qui transforment, par exemple, leur vie relationnelle et sexuelle en martyre.

[5] Même amiables, en principe, les expertises diligentées dans le cadre de l’article L. 3111-9 du code de la santé publique (« expertises DGS ») ont une portée juridictionnelle, l’instance d’appel étant le Tribunal administratif.

[6] Alors qu’en anticipation d’une réalité patente mais trop longtemps ignorée dans notre pays (cf. l’interview de M. Douste-Blazy dans Le Monde du 05/01/05), j’avais démontré le défaut d’information en documentant les conflits d’intérêt des « experts » mis en avant par les fabricants et l’administration pour vanter les bénéfices du vaccin, la Cour, en jouant sur les mots, avait affecté de croire que je m’en prenais – évidemment sans preuve – aux experts judiciaires du collège dont je faisais partie (cf. note 11).

[1] Même si deux ou trois attestations se sont abstenues de toute attaque directe contre des expertises précédentes, elles ont néanmoins participé à l’éloge unanime des expertises contestées par l’administration, renvoyant par là même à l’un des thèmes centraux de la présente contribution : pourquoi les autorités françaises s’acharnent-elles spécifiquement sur l’auteur d’expertises dont la qualité est reconnue dans 100% des cas ?…

[2] Cf. note 1.

[3] C’est pour permettre d’apprécier la célérité de leur réponse que j’ai laissé les dates réelles des attestations.

 

Des recoupements accablants

 

A tout seigneur, tout honneur : je n’ai jamais rencontré le Prof. Z et n’ai aucun contentieux personnel avec lui, mais dans le monde de l’expertise judiciaire française où, malgré la masse théorique des nombreux techniciens inscrits, les magistrats tendent à se décharger sur un petit nombre d’experts éprouvés, il est quasi fatal de croiser cette « sommité » même sans la chercher.

Selon une tendance sur laquelle j’aurai l’occasion de revenir, semblable confiance des juges est difficile à justifier sur la base d’une excellence technique documentable. Je n’ai pas souvenir d’avoir vu évoquer l’autorité du Prof. Z dans n’importe quelle problématique technico-scientifique notable. Un avocat, d’autre part, m’a montré avec mépris un article « juridico-technique » publié dans une petite revue de pharmacologie française où, selon mon interlocuteur, ledit professeur débitait des incongruités apparemment énormes avec la même suffisance inconsciente que celle qui m’avait frappé par rapport aux domaines relevant de ma propre compétence. En fait, cette sommité de l’expertise est surtout connue dans le milieu pour être le fils d’un patron naguère considéré comme éminent, selon une dynamique dynastique classique en médecine qui justifie l’aphorisme bien connu : « son grand-père était un aigle, son père un faucon, et lui un vrai con »… La postérité jugera à quel stade de l’héritage familial lui-même s’est placé.

Ma première confrontation avec l’œuvre du Prof. Z concernait un jeune homme décédé d’une maladie de Creutzfeldt-Jakob avant même d’attendre l’âge de 20 ans. Avec deux autres hospitalo-universitaires parisiens, le Prof. Z avait été chargé d’une mission d’expertise pénale dans le cadre de la plainte déposée par les parents. Or, tout au long de leur rapport, les trois experts chevronnés s’obstinaient à appeler Philippe la malheureuse victime qui, à l’état-civil, répondait au nom de François… Il faut se représenter l’indicible souffrance de parents confrontés, jour après jour, au spectacle de l’abominable dérive constituée par une maladie comme le Creutzfeldt-Jakob – surtout quand ce tableau si cruel frappe un fils unique – pour appréhender leur rage et leur indignation à réception d’un tel rapport. Pour dégrader l’image de la Justice, des contributions aussi irresponsables font davantage que n’importe quel éditorial plus ou moins injurieux publié dans la grande presse : dans un article susmentionné destiné à une revue juridique (cf. note 37), j’avais cité cet exemple parmi d’autres pour illustrer les performances lamentables auxquelles peut conduire notre système d’expertise. Car même en oubliant la question politique grave découlant du facteur humain – à quoi sert une Justice qui révulse les justiciables ? – la chose est inimaginable d’un strict point de vue technique : qui croit sérieusement que des experts capables de se méprendre aussi durablement sur un paramètre aussi élémentaire que le nom d’une victime aient la moindre crédibilité pour déceler quoi que ce soit de significatif dans son histoire médicale, sachant de plus et d’expérience qu’en pareil contexte, ce sont bien souvent les marges, ratures ou corrections trop pressées – justiciables d’une vérification quasi « policière » – qui finissent par livrer le secret d’un volumineux dossier hospitalier. C’est d’ailleurs un fait qu’aucune responsabilité médicale n’apparaissait au terme de leur rapport, alors que le prescripteur sera rapidement mis en examen sur la base de ma contre-expertise. Qui plus est et d’un point de vue toujours technique, il est sidérant que dans une équipe de trois personnes, il ne s’en soit pas trouvé une seule pour relever une erreur aussi grossière qui aurait dû sauter aux yeux à la lecture de n’importe quelle page du dossier : problème de méthode, là encore[1]

J’allais bientôt retrouver le Prof. Z et l’un de ses précédents comparses dans le cadre de l’enquête pénale sur la mort de la petite Jeanne A. et du jeune Sylvain B., dont les parents m’ont fourni des attestations présentées en Partie I (la première étant, je l’ai rappelé, celle qui a directement suscité le projet de ce livre). Au terme d’une litanie d’idées reçues reprenant sans un mot de critique la promotion vaccinale pourtant peu subtile de l’administration sanitaire et scandée de considérations techniques attestant leur complète ignorance des concepts épidémiologiques et statistiques les plus élémentaires en pareille espèce, les « experts » concluaient là encore à l’absence de toute faute ou de toute défaillance dans le processus qui avait conduit à la vaccination et au décès des deux enfants. Mieux : la vaccination de Jeanne leur apparaissait répondre à une « double justification médicale » – alors que les erreurs pourtant patentes dans la prise en charge de la petite une fois malade ne justifiaient, elles, aucune mise en cause de l’équipe soignante…

Les histoires judiciaires visant un médicament, en fait, ont ceci de potentiellement effrayant pour les fabricants concernés comme pour l’autorité de tutelle que la pharmacie moderne est gouvernée par des contraintes technico-réglementaires nationales et internationales tatillonnes qui donnent lieu à une masse considérable de documents écrits : à l’heure actuelle, le dossier d’enregistrement d’un médicament justifie un volume de papier qui dépasse souvent celui d’un palette, auquel s’ajoutent progressivement les données non moins volumineuses de la surveillance après commercialisation, dont les modalités sont, elles aussi fixées par les textes. De telle sorte qu’il en va des affaires de pharmacie industrielle comme, plus classiquement, des affaires financières : ça laisse des traces et, pour peu qu’on sache où aller les chercher, il n’y a qu’à se baisser pour trouver les preuves. Cela a effectivement été une expérience régulière de mon activité expertale dans toutes les affaires tant soit peu significatives dont j’ai été en charge, que ce soit au civil ou au pénal, que le niveau de preuves que j’ai pu fournir aux magistrats a été proprement exorbitant[2] – même si cette masse de preuves n’a pas, pour l’instant, toujours fait l’objet d’une exploitation soutenue à des fins judiciaires…

Alors que, comme nous y reviendrons, les cliniciens désignés au civil dans des histoires pharmaceutiques s’abstiennent généralement de réclamer ces documents technico-réglementaires dont ils ignorent jusqu’à l’existence, il s’avère que dans l’instruction concernant Jeanne et Sylvain, nombre d’entre eux étaient d’ores et déjà disponibles puisque obtenus de façon plus ou moins systématique auprès de l’administration sanitaire sur commission rogatoire du juge. Or, de ce corpus considérable – qui, permettant par exemple de reconstituer les modalités organisationnelles de la campagne vaccinale, eût dû épargner l’ânerie que la vaccination de Jeanne correspondait à une « double justification » – le Prof. Z et son comparse n’avaient manifestement pas lu une seule page…

Je devais retrouver le Prof. Z et son comparse dans une autre affaire relativement médiatisée, cette fois civile, où la victime s’était directement tournée vers moi pour obtenir, à titre privé, un éclairage technique sur les analyses du collège désigné par le tribunal. Dans cette affaire, le Juge, exaspéré d’une expertise dont il percevait l’inanité, avait exigé du collège qu’il convoque un important responsable de l’administration sanitaire – et l’avocat de la victime m’a narré le spectacle pitoyable du Prof. Z suintant d’angoisse lorsqu’il lui a fallu effectivement interroger ledit responsable[3]… Semblablement, le même Juge avait exigé et obtenu pour la première fois la communication par l’administration de pièces encore inédites – corpus accablant duquel le Prof. Z et son collègue n’ont pas été capables de tirer autre chose qu’un commentaire bénin sur la parfaite régularité des opérations réalisées par l’administration française, tout en réclamant pour cette performance et d’autres du même acabit, environ 16 000 € de taxe à la malheureuse victime, en invalidité depuis des années pour cause de sclérose en plaques (et, cela va de soi, déboutée de sa plainte sur la base de cette expertise indigente). Bien entendu, le collège expertal n’avait pris aucune initiative pour obtenir communication des autres pièces technico-réglementaires pertinentes, dont l’existence même aurait dû s’imposer de leur précédente expérience pénale.

On touche là du doigt une caractéristique relativement distincte de l’incompétence – même si elle y participe – mais parfaitement aperçue des victimes (cf. les tableaux du chapitre précédent) : la psycho-rigidité de l’expert indigne, son refus forcené de reconnaître ce qu’il ne veut pas entendre, son inclinaison à « écarter les problèmes » (Mme H.), son obstination dans l’erreur en un mot[4]. En effet, même si comme la plupart des autres experts désignés en pareille espèce, le Prof. Z et son collègue ignoraient l’existence et la pertinence de tel ou tel document technico-réglementaire, le déroulement de la procédure pénale d’une part, la volonté du juge civil d’autre part avaient mis de facto ces documents à leur disposition : or, il est patent qu’ils n’en ont rien fait, alors qu’il n’est pas besoin d’être un grand spécialiste du médicament pour pointer, sur pièces, les excès de la campagne de promotion vaccinale ou les contradictions grossières de l’administration dans sa gestion du problème de santé publique résultant (sans compter, de toute façon, que la loi les autorisait à s’adjoindre les services d’un « sapiteur » – c’est-à-dire d’un expert disposant des compétences leur faisant éventuellement défaut pour l’évaluation de telle ou telle pièce).

Dans cette affaire civile où j’étais intervenu à titre strictement privé, je m’étais contenté de considérations méthodologiques générales de nature à éclairer le tribunal sur la portée épidémiologique des faits notoirement disponibles (notamment l’incidence minuscule des hépatites B graves, en évitant soigneusement tout affrontement direct avec les deux experts désignés. A ma grande surprise et sur ce ton d’arrogance auquel ils ont commencé de nous habituer, ces derniers me prenaient en retour nommément à partie en s’étonnant que j’aie l’air d’ignorer ce qu’ils présentaient comme une évidence, à savoir que dans une étude épidémiologique cas/témoins, un doublement du risque relatif (de sclérose en plaques, en l’occurrence) correspondrait à un « seuil habituellement admis ». Or, c’est le B A BA de l’épidémiologie (et il suffit de se reporter à n’importe quel ouvrage pour le constater) qu’il n’existe jamais de seuil « habituellement admis » car un niveau de risque relatif n’a aucune portée en soi et il convient donc, pour l’interpréter, de prendre en compte la fréquence de base de la pathologie dans la population. Un risque relatif très élevé pour une pathologie exceptionnelle est bien moins préoccupant qu’un risque relatif même modestement élevé pour une pathologie fréquente et cette évidence peut être facilement illustrée par un exemple.

Si la concierge vous apprend que le fils du voisin vient de trouver un job qui va lui permettre de « doubler » ses revenus, il n’y a aucune raison de se réjouir au motif que le gamin est tiré d’affaire. En effet, si le fils était initialement au RMI et qu’il a lui-même 6 enfants à charge, il est difficile de soutenir qu’un doublement de son revenu le tirera effectivement d’affaire ; en revanche, si le fils en question n’est autre que le PDG de l’Oréal avec un salaire initial de 6,5 millions d’euros (par mois ou par an, je ne sais plus), on peut en effet postuler qu’un « doublement » de ses revenus constituera une réelle bonne affaire.

Voilà donc le genre de subtilité qui échappe aux plus éminents « experts » désignés par la Justice française sur les plus graves des affaires pendantes : il est effrayant d’entendre, dans l’enceinte d’un grand tribunal, semblable hérésie pour laquelle on collerait n’importe quel étudiant en médecine.

J’allais retrouver le Prof. Z dans une autre affaire civile de portée bien moindre, en position exactement symétrique puisque lui intervenait cette fois à titre privé sur une mission où j’étais l’expert désigné par le Tribunal. Dans cette affaire déjà ancienne au moment de ma désignation, la victime, suite à un accident, avait déjà fait l’objet d’une première indemnisation pour laquelle la responsabilité de son adversaire n’était pas contestée ; mais depuis lors, le demandeur – professionnel de santé – prétendait que les diverses anesthésies auxquelles l’avait contraint l’accident ainsi indemnisé l’avaient rendu allergique « à tout », notamment à un anesthésique local qu’il était professionnellement obligé d’utiliser quotidiennement, de telle sorte qu’il réclamait désormais l’indemnisation de l’invalidité complète où il se trouvait réduit par suite de cette hypersensibilité secondaire. Tandis que dans cette seconde affaire qui traînait depuis plusieurs années, les experts judiciaires jusqu’alors consultés avaient garanti la légitimité médicale de la demande ainsi formulée, je fus quant à moi immédiatement frappé d’un paradoxe qui semblait avoir échappé à mes confrères jusqu’à présent : alors qu’à entendre le demandeur, son cabinet était devenu une véritable annexe du SAMU par suite des innombrables chocs auxquels l’avaient conduit sa prétendue allergie, on ne trouvait, dans son dossier médical, aucune trace de la moindre intervention médicale urgente dans le cadre de son travail, a fortiori aucune trace d’hospitalisation par suite d’un choc grave. De plus, des tests allergologiques qu’il présentait à l’appui de sa demande, n’apparaissait aucune hypersensibilité aux anesthésiques qu’il avait effectivement reçus, aucune non plus à celui dont il prétendait ne plus pouvoir se servir dans son travail (et qui n’avait d’ailleurs rien à voir avec les premiers). S’ajoutaient à ce dossier des attestations dont je n’avais eu aucune peine à documenter l’invraisemblance. A la grande colère de la victime, j’avais donc conclu qu’il n’existait aucune preuve des faits allégués et qu’on pouvait, en revanche, reconnaître une convergence frappante d’éléments (incqui en amoindrissaient la crédibilité (incohérences, notammen) ; ayant noté, de plus, que le seul produit pour lequel une hypersensibilité semblait envisageable était un colorant normalement utilisé dans les teintures de cheveux et constatant que la présence de son épouse lors des crises alléguées était bien mieux documentée que l’utilisation d’un quelconque anesthésique, je suggérais, à titre accessoire et de façon relativement badine, que le demandeur serait bien avisé d’examiner s’il n’avait pas quelque intolérance à un ou des produits cosmétiques utilisés par sa conjointe.

Dans le contentieux ultérieur qu’allait déclencher le demandeur par suite d’une expertise si manifestement défavorable à sa cause, quelle ne fut pas ma surprise de recevoir, au titre de ses pièces à conviction, une lettre du Prof. Z consacrée à mon rapport :

Je ne reviens pas sur le rapport d’expertise lui-même, mais j’ai été surpris de voir que la couleur des cheveux de M. Y. n’était pas naturelle. Or, le Dr Girard évoque comme une explication possible voire certaine que M. Y. est allergique à la teinture de sa femme. Il évoque de ce fait une allergie au paraphénylènediamine.

J’ai donc demandé à M. Y. de retrouver la composition de sa propre teinture qui comporte du paraphénylènediamine, produit dont on peut dire qu’il n’entraîne pas chez M. Y. de réaction particulière (cuir chevelu normal).

Il me semble que cet élément nouveau devrait faire l’objet d’une demande auprès de l’expert et/ou du tribunal car il va à l’encontre de la partie centrale du raisonnement de l’expert.

Bien que ce courrier émane d’une modeste affaire particulière, son intérêt – dans un ouvrage visant à analyser, sur autre chose que des impressions ou des dénonciations vagues, les failles du système expertal français – est de documenter, sous un volume restreint, un concentré d’inepties réalisant à lui seul le degré zéro de la performance professionnelle chez un expert pourtant agréé par la Cour de cassation. Premièrement, il est effarant qu’intervenant à titre simplement privé et donc nullement protégé par un mandat public, le Prof. Z ose critiquer nommément un collègue au mépris des règles les plus élémentaires de la déontologie médicale[5]. Deuxièmement, et bien plus fondamentalement, le Prof. Z est totalement passé à côté de « la partie centrale » de mon raisonnement, lequel se bornait à constater que le demandeur n’avait apporté aucune preuve de ses allégations. On a déjà vu cet expert, dans des affaires d’une toute autre ampleur, reprendre toutes les idées reçues du temps au mépris obstiné des pièces en sa possession qui lui eussent permis de rectifier ces idées ; il est particulièrement évocateur, ici, qu’il témoigne à nouveau de son incompréhension radicale pour la phase pourtant cruciale d’une mission judiciaire quelle qu’elle soit : quels sont les faits, où sont les preuves ? Troisièmement – et l’on retrouve une nouvelle expression de cette arrogance paisible propre à ceux qui, ne comprenant rien à rien, n’aperçoivent jamais la moindre nécessité de remettre en cause leurs façons de voir : si la couleur des cheveux du requérant était assez artificielle pour que le Prof. Z s’en déclare ainsi « surpris », il aurait pu se demander au nom de quelle déficience visuelle je ne m’en serais pas moi-même aperçu. Quatrièmement, dans l’ordre des preuves qu’il aurait pu exiger pour lui-même avant de se faire une opinion aussi catégorique, quelle était la valeur probante d’une composition présumée qu’il n’avait pas vérifiée pour une teinture à l’application de laquelle il n’avait pas non plus assisté ? Enfin et cinquièmement, dans l’ordre des preuves dont on imagine qu’un expert agréé par la Cour de cassation comprend naturellement qu’elles seraient immanquablement exigées pour une procédure judiciaire opposant plusieurs parties, quelle était la valeur probante d’une pseudo-épreuve de ré-administration opérée en coulisses, dans un total mépris pour le principe fondamental du contradictoire ?

Brisons là avec le Prof. Z qui, comme je l’ai dit en avertissement, ne m’intéresse pas pour lui-même mais simplement pour ce qu’il confirme de ce dont les victimes ont répétitivement témoigné : incompétence, indifférence aux faits et aux preuves, idées préconçues, psycho-rigidité, arrogance – et, par dessus tout, mépris des gens. Il est hautement probable que l’impression « d’ironie » ou de « moquerie » évoquée par M. A. est encore en dessous de ce qu’ont dû percevoir les parents du jeune François lorsqu’ils ont appris, grâce au Prof. Z et à ses collègues, qu’après analyse « scientifique » de leur histoire abominable, il n’y avait vraiment personne à blâmer dans le décès de leur malheureux « Philippe »…

Ayant ainsi illustré les prouesses du premier expert évoqué dans les attestations des victimes, venons-en au dernier, le Prof. W. formellement accusé par Mme S. de l’avoir physiquement torturée, psychiquement détruite et moralement dégradée. Bien qu’elle n’exerce elle-même aucune profession de santé, elle ne se gêne pas pour insinuer qu’au travers de ses échanges avec l’équipe du Prof. W., elle a parfaitement saisi la densité de ses liens d’intérêt par rapport aux laboratoires pharmaceutiques. Force est de constater que l’on ne peut lui donner tort sur cette question pourtant très délicate. D’abord parce que le Prof. W est rédacteur en chef d’une revue médicale française et que c’est un secret de polichinelle que la plupart de ces revues – qui n’ont aucun rayonnement international – sont tenues sous perfusion par le financement des firmes pharmaceutiques. Ensuite parce que, après avoir moi-même interrogé l’une de ses collègues du même CHU au cours d’un déjeuner à peu près contemporain de la présente rédaction et sans le moindre rapport avec les problèmes de vaccination, je me vis répondre avec un air entendu qu’il était effectivement « très politique ». Troisièmement, parce qu’un autre de ses confrères du coin m’écrivait plus d’un an auparavant qu’il était « très lié aux laboratoires pharmaceutiques » ; en plus, ajoutait mon correspondant, « sur des sujets brûlants, ils ont plutôt tendance à faire de la rétention d’information. »

A ces éléments de preuve déjà évocateurs, s’ajoute une expérience personnelle : celle d’avoir été invité, par le Prof. W. lui-même, à rédiger en français une revue sur la vaccination contre l’hépatite B peu après la parution d’un article international qui avait eu un certain écho[6]. Après avoir consacré à ce projet, compte tenu des susceptibilités prévisibles, bien davantage de temps qu’il ne m’en aurait fallu pour écrire un article même international, j’eus la contrariété de recevoir un courrier alambiqué rejetant finalement ma contribution au motif de son caractère présumé « polémique » – tant il est vrai qu’on passe vite pour un rebelle dans le monde médical français dès lors qu’on ne dit pas comme tout le monde, quelque effort que l’on consacre à documenter son propos par des preuves. Or, outre que se désister d’une commande ferme d’article est une position très inhabituelle pour le rédacteur en chef d’une revue, il faut comprendre que pour un non-hospitalier libéral comme moi, ne jouissant à ce titre d’aucun revenu fixe, le préjudice financier lié au coût indirect d’une telle rédaction est notable – et qu’il faut une bien grande indélicatesse, voire une certaine absence de scrupules pour l’infliger ainsi sans motif sérieux.

La lecture de la revue finalement publiée en lieu et place de la mienne achève de documenter cette absence de motif sérieux : alors que les auteurs, plus ou moins experts de l’administration sanitaire, y reprennent le refrain classique sur le fait que si risque neurologique il y avait après vaccination, il ne peut être que « faible », c’est aussi la première fois, à ma connaissance, qu’ils daignent en proposer une estimation numérique – en l’occurrence un risque relatif de scléroses en plaques ne devant pas dépasser « trois ». Calculons à la louche : avec un nombre de sclérosés en plaque dans notre pays qu’on peut estimer en gros à 25 000 avant la vaccination et un projet de vaccination qui s’est clairement assumé comme « universel », on en déduit que les autorités françaises ont considéré comme acceptable jusqu’à 25 000 x 3 soit 75 000 scléroses en plaques, correspondant à un delta de 75 000 après vaccination moins 25 000 avant vaccination – soit, par conséquent, 50 000 scléroses en plaques potentiellement iatrogènes… Il faudra beaucoup de persuasion au Prof. W pour m’expliquer lequel de mes propos censément « polémiques » eût pu, dans son journal, paraître plus choquant que l’affirmation paisible selon laquelle cinquante mille scléroses en plaques iatrogènes correspondraient à un risque « faible », acceptable par conséquent pour immuniser les Français contre une maladie virale dont presque personne n’a vu de formes graves dans la population normale et dont on attend toujours, de toute façon, le moindre dénombrement sérieux douze ans après le déclenchement de la campagne ! Ces pudeurs éditoriales sélectives et facilement documentables éclairent, en le crédibilisant, le propos de Mme S. sur les positions du Prof. W qu’elle juge, de son côté, « à la limite de la malhonnêteté »…

Un dernier exemple, lui aussi documentable malgré le flou annoncé où j’entends maintenir les preuves des défaillances lorsqu’elles sont individuelles, permet même d’envisager que cette « limite » pût être franchie le cas échéant. Voici quelques années, le Prof. W a lui-même cosigné dans sa revue la description d’une complication grave de la vaccination contre l’hépatite B. Outre certaines hypothèses très litigieuses visant à amoindrir l’évidence de la causalité vaccinale sur ce cas (dont j’ai une connaissance approfondie, puisque ayant été moi-même chargé par la famille d’une contre-expertise), il s’avère que le caractère alarmant de cette complication – même atténuée dans sa présentation – était utilisé par les auteurs pour susciter une pseudo-discussion sur le rapport bénéfice/risque de la vaccination débouchant, on s’en doute, sur une conclusion extrêmement favorable à cette vaccination de masse. Cependant, l’un des co-auteurs de l’article, qui avait été le premier à évoquer une responsabilité nette du vaccin sur ce cas et dont les critiques à l’égard de la campagne sont notoires, m’a personnellement écrit pour m’informer qu’il n’avait jamais été consulté sur la version finale de l’article – notamment sur le dithyrambe pro-vaccinal.

Pour quiconque connaît un peu les règles prévalant en matière de publication médico-scientifique, il s’agit d’une situation extrêmement choquante qui met en cause la responsabilité du Prof. W à un double niveau. D’une part, dans un article collectif, c’est la responsabilité de chacun des auteurs de vérifier que l’ensemble des signataires a donné son accord sur la ou les formulations qui seront retenues dans la publication – quitte à retirer sa signature s’il n’y a pas moyen d’arriver à un agrément. Mais d’autre part, c’est l’un des rôles les plus éminents de l’éditeur d’un journal médical de prendre toutes les mesures pour vérifier que tous les signataires ont bel et bien donné leur accord à la version finale – et de récents scandales comme l’histoire du Prof. Hwang ont illustré, s’il en était besoin, les risques graves auxquels exposent des pratiques de publication qui s’affranchissent d’une éthique aussi élémentaire.

Comme avec le Prof. Z, il est donc démontré avec le Prof. W que des techniciens nommément désignés par les victimes pour leur comportement indigne n’hésitent pas, et répétitivement, à se comporter effectivement de telle manière ou à s’affranchir de règles en principes immuables dont on pourrait penser qu’elles s’imposent d’autant plus ardemment à des gens qui revendiquent l’éminente responsabilité de collaborer avec la Justice de leur pays.

La première de ces règles étant, faut-il le rappeler, de refuser toute mission qui sort trop manifestement de ses compétences documentables, venons-en au trio des « fauves » qui s’est déchaîné sur la mignonne personne de Mme Q.

J’avais rencontré le premier, neurologue hospitalier aujourd’hui en retraite, lors d’une de mes toutes premières missions sur la vaccination, au sein d’un collège de trois experts où il opérait déjà en binôme avec l’un de ses collègues biologiste. Alors que la pratique du fabricant impliqué dans l’affaire consistait à envoyer cérémonieusement, à chaque expert, un volumineux dossier bibliographique international acheminé par porteur spécial (cela impressionne toujours plus l’expert moyen que la pauvre littérature péniblement colligée par les victimes sur la base de revues aussi éminentes que France Soir ou Vous et votre santé), mes deux collègues avaient convenu en riant, lors de notre première réunion, que pas davantage cette fois que les autres, ils n’allaient se fatiguer à ingurgiter une littérature aussi pesante[7]. Ayant adopté le point de vue exactement inverse et adressé, ensuite, l’analyse bibliographique résultante à ces deux-là, je reçus bientôt du biologiste un appel téléphonique un peu gêné s’enquérant des motifs qui m’avaient conduit à insérer une telle analyse dans notre projet de pré-rapport : « si j’ai bien compris, ajoutait mon interlocuteur d’une voix blanche, vous dites en gros que la littérature du fabricant, c’est de la merde ». Je convins qu’en gros, il avait raisonnablement compris l’argument – pour me voir revenir aussitôt l’objection qui tue, à savoir qu’une telle analyse « n’était pas dans la mission » : on ne dira jamais assez l’intérêt de « la mission » considérée dans sa lettre la plus stricte pour les experts qui veulent botter en touche… J’avoue que ce souci inspiré d’un juridisme pointilleux ne m’avait pas effleuré, eu égard au fait que personne n’obligeait le fabricant à nous adresser cet argumentaire et que je n’avais pas l’impression d’être sorti de « la mission » en étudiant, avec sérieux et attention, les éléments ainsi présentés par l’une des parties à l’appui de sa cause : dans ma modeste compréhension du Droit, cela s’appelle le respect du contradictoire.

Mais la contribution de mes collègues n’allait pas sans me poser un problème réciproque dans la perspective, normalement imposée par la loi depuis des temps immémoriaux, d’un rapport commun. Celle du biologiste était un copier-coller intégral – sorti d’on ne sait où, que j’avais déjà aperçu à l’identique dans les contributions du Prof. Z et que l’on retrouve aujourd’hui un peu partout en France dans les expertises de ce type – destiné à accréditer le parfait déroulement de l’enquête française de pharmacovigilance sur la vaccination contre l’hépatite B : outre son caractère objectivement emprunté, ce développement sous la plume présumée du biologiste soulevait un délicat problème de répartition des tâches au sein du collège eu égard à une activité – la pharmacovigilance – dont j’étais un spécialiste relativement reconnu depuis environ vingt ans et qui, à l’évidence, justifiait ma désignation en cette affaire. La contribution du neurologue était encore plus étrange : sur la base d’une pièce introuvable dans le dossier, il y affirmait que le diagnostic de sclérose en plaques chez le requérant avait été porté « de façon indiscutable » depuis cette date. Or, il n’y avait pas besoin d’être grand clinicien pour être frappé par le fait que ce diagnostic n’était, au contraire, jamais affirmé – et « de façon indiscutable » encore moins. Toutes mes tentatives ayant échoué pour convaincre le neurologue de la difficulté d’affirmer un diagnostic sur la base d’une pièce inexistante, je finis par me tourner directement vers l’équipe soignante (réflexe élémentaire, en effet, mais dont la responsabilité n’aurait pas dû m’échoir dans la répartition des tâches en fonction des compétences présumées de chacun) pour me voir confirmer que les éminents spécialistes en charge de la victime peinaient toujours, après plusieurs années, à affirmer le diagnostic : au sein d’une équipe neurologique parisienne parmi les plus réputées, cette incertitude diagnostique persistante n’était évidemment pas sans portée pour l’espèce.

Peu importe le détail de la suite, à laquelle on pourrait consacrer une bonne part d’un livre tel que celui-ci. L’important est que, en parallèle, cette mission allait donner lieu à l’une des affaires de récusation les plus féroces de ces dernières années. Pour des raisons sur lesquelles nous reviendrons dans la suite, le fabricant se voyait débouté par le juge du contrôle de sa demande concernant mon désaisissement, puis par la Cour d’appel de Paris, avant que ce dernier arrêt ne soit cassé par la Cour de cassation en une décision qualifiée « d’arrêt d’intransigeance » par une grande revue juridique – et qui, au passage, me condamnait aux dépens en une initiative étrange qui allait quand même susciter une certaine émotion dans le milieu expertal[8]. Après quatre ans de procédure, la Cour de renvoi se décidait enfin à entendre l’argument que je m’exténuais à seriner depuis si longtemps, à savoir que selon une jurisprudence jusqu’alors constante, la demande de récusation était irrecevable puisque sa date présumée se trouvait contredite par le cachet de la poste attestant qu’elle était bel et bien postérieure à la remise d’un de mes pré-rapports : où irait-on, en effet, s’il était possible aux parties de réclamer la récusation d’un expert une fois connu l’essentiel de son raisonnement ? Nonobstant l’irrecevabilité patente de sa demande, le fabricant à nouveau débouté devait repartir sur un deuxième pourvoi au terme duquel, enfin, la Cour de cassation devait confirmer l’arrêt de la Cour de renvoi après cinq ans de procédure et d’humiliations à l’encontre de l’expert.

Dans l’entre temps et selon une procédure qu’ils allaient d’ailleurs renouveler à chaque fois que nous allions être désignés au sein du même collège, mes deux confrères n’avaient pas hésité à bloquer le processus expertal en refusant, au mépris du Nouveau Code de Procédure Civile, de finaliser un rapport commun au motif que j’osais y émettre des doutes sur la justification de la vaccination de la victime et ne pas exclure de principe la responsabilité du vaccin dans la survenue du désordre neurologique. Il faut prendre la mesure du problème et de sa portée car rien n’empêche, au sein d’un collège (c’est même sa justification), les experts désignés de faire état d’éventuelles divergences : si, par conséquent, mes collègues n’hésitaient pas à présenter comme impossible de rendre un rapport aussi diversifié, c’est, nécessairement, parce que ledit rapport devait mentionner en toutes lettres l’implacable justification de la campagne vaccinale et l’impossibilité d’évoquer le moindre lien de cause à effet entre le vaccin et toute pathologie neurologique. Il ne semble pas que cette situation étrange ait jamais ému la Justice, et la demande de la victime visant à sanctionner une violation aussi patente des dispositions du Code civil devait se heurter à une fin de non recevoir.

De ce bref récapitulatif qui, dans sa technicité juridique, ne manquera pas de dérouter le profane, l’essentiel n’est pourtant pas bien difficile à tirer : ce sera, également, un grand jour que celui où les plus éminents magistrats de notre pays cesseront d’exercer leur « intransigeance » à écraser un expert normalement protégé par une jurisprudence jusqu’alors constante, pour s’interroger sur la crédibilité d’un système expertal utilisant des neurologues qui fondent un diagnostic erroné sur une pièce introuvable et, plus globalement, des experts qui n’hésitent pas à violer aussi ouvertement que répétitivement le Nouveau Code de Procédure Civile au seul motif que la responsabilité du vaccin dans des troubles neurologiques ne doit pas être évoquée – même à titre hypothétique – dans un rapport d’expertise.

C’est à ce même type de problème que j’allais devoir m’affronter avec le second fauve en charge de Mme Q., lui aussi neurologue hospitalo-universitaire – cette duplication de spécialité nous conduisant à une première remarque. On se rappelle qu’à propos de M. M., j’ai soutenu que si les neurologues avaient eu un minimum de compréhension par rapport au problème judiciaire posé, ils se seraient déportés en masse dans les affaires civiles visant les complications de la vaccination contre l’hépatite B. Concernant Mme Q., j’ai prétendu également que les conditions mêmes de l’expertise rendaient à peu près inutile l’examen neurologique : de fait, il ressort de l’exemple précédent que ce pseudo examen ne met pas à l’abri d’erreurs potentiellement grossières. Or, malgré ces considérations de simple bon sens, on relève que le collège désigné pour expertiser Mme Q. comportait pas moins de deux neurologues…

Sur la base de ma propre expérience, je peux confirmer le perçu de Mme Q. quant à la férocité de ce deuxième neurologue – appelons-le Prof. X : c’est bien lui que j’ai vu forcer un homme à détailler les manifestations de son impuissance sexuelle devant de jeunes avocates. Au cours de cette expertise où avait de nouveau été désigné un collège de trois experts, il retint mon collègue et moi après le départ des parties pour nous exhorter à comprendre qu’en aucun cas, la responsabilité du vaccin ne devait être évoquée : car, disait-il, dans le cas contraire, « ils » vont indemniser… Il y eut donc drame affreux lorsque, quelques semaines plus tard, je lui adressais ma contribution évoquant comme à tout le moins « possible » un rôle du vaccin dans l’apparition d’une sclérose en plaques chez ce malheureux garçon frappé, entre autres, d’impuissance : dans ma terminologie dûment explicitée, ce terme de « possible » correspondait à une sorte de fifty/fifty et signifiait simplement que la responsabilité du vaccin pouvait être à tout le moins envisagée au même titre que n’importe quelle autre cause. Malgré sa peu contestable modération, une telle évaluation de causalité – qui n’engageait d’ailleurs que moi au sein du collège – devait susciter exactement le même type de réaction qu’avec le précédent neurologue : le Prof. X s’inscrivit aux abonnés absents et bloqua délibérément la poursuite des opérations. Plus de cinq ans après, je n’en suis toujours pas revenu de la conversation téléphonique que je parvins péniblement à avoir avec lui : j’avais vraiment l’impression qu’il allait se mettre à pleurer, comme un gamin qui s’obstine en tapant du pied. Avec ce cri du cœur qui suffit à illustrer le climat de rigueur et d’impartialité ayant présidé aux opérations d’expertise civile en matière de vaccination : « vous m’aviez promis !… » Je devais finir par prendre ma voiture (il exerçait en province) pour aller lui arracher quasiment de force le rapport qu’il retenait depuis plusieurs semaines…

Je n’ai pas eu l’honneur, en revanche, de rencontrer personnellement le troisième fauve en charge de Mme Q. – qu’on appellera Prof. V. pour les besoins de l’espèce. Mais au cours de mon entrevue héroïque avec le Prof. X., ce dernier m’avait triomphalement informé d’une lettre adressée par le Prof. V. au directeur de la Direction Générale de la Santé à l’occasion des premières indemnisations consenties par l’administration sanitaire au bénéfice de quelques professionnels de santé ayant été vaccinés à titre obligatoire. C’est bien volontiers et manifestement très satisfait de lui que l’intéressé, alors contacté par mes soins, m’adressa copie de ce courrier qui n’était rien d’autre qu’une démarche solennelle effectuée es qualités en tant que Président d’une des plus importantes sociétés expertales françaises. Il s’agissait d’une vive protestation dans laquelle le Prof. V. soutenait textuellement qu’ayant « étudié les références bibliographiques les plus récentes », les experts judiciaires « [avaient] engagé leur honneur scientifique pour répondre aux magistrats qu’il n’existait pas actuellement de relation directe et certaine scientifiquement prouvée » et qu’ils s’étaient en conséquence « émus » des indemnisations décidés par l’administration sanitaire.

On a bien lu : un expert judiciaire, lui aussi agréé par la Cour de cassation, soutenant – au moment même où il était désigné dans des affaires civiles sur la vaccination – que l’indemnisation de quelque victime que ce soit mettait en péril « l’honneur » des experts judiciaires…

Pour sidérante qu’elle soit, cette intervention est en parfaite concordance avec les comportements qui viennent d’être relatés des autres experts en charge de Mme Q. : quand on en est à violer répétitivement le Code civil au seul motif que, même sous la signature assumée d’un autre, la défectuosité du vaccin ou sa responsabilité dans un accident iatrogène ne doivent même pas être évoquées, c’est forcément qu’une telle évocation met en péril « l’honneur » de la corporation…

Après celle de ses collègues, la réaction du Prof. V. achève de caractériser la rationalité scientifique et la rigueur intellectuelle de cette grandiloquence : alors que m’ayant adressé ce courrier dont il était manifestement très fier, il m’invitait à lui faire part de mes réactions, il s’est brutalement muré dans le silence à réception de ladite réaction où je m’étais contenté – avec le tact immense que je sais déployer en de rares occasions pourvu qu’elles soient grandes – d’introduire qu’à son gré, nous pourrions envisager de rediscuter du problème sur la base d’un certain nombre de pièces dont il n’avait probablement pas eu connaissance…

On voit donc que, outre les scènes de sauvagerie dont elle nous a fait elle-même un descriptif saisissant, Mme Q. s’est engagée dans une action civile en payant, sur ses deniers personnels, une expertise « impartiale » que lui a imposée la Justice en la confiant à trois experts dont l’un n’hésite pas à violer répétitivement le Code civil pour empêcher même une simple allusion à un éventuel potentiel toxique du vaccin, l’autre bascule dans la crise de nerfs à la seule idée que « ils » – les Juges ! – puissent indemniser une victime, tandis que le troisième estime que toute indemnisation mettrait en péril rien de moins que « l’honneur » des experts judiciaires… Quant à leur performance « expertale », plus strictement technique, rappelons que le premier fait des diagnostics erronés sur la base de pièces inexistantes et qu’aucun des trois, de toute façon, n’a eu l’idée de consulter la moindre des pièces technico-réglementaires pertinentes pour l’espèce, se contentant de produire une bibliographie indigente qu’ils n’avaient manifestement pas lue, présentée dans un désordre qu’on n’aurait pas toléré chez un étudiant en médecine.

Or, sans qu’il soit nécessaire de le détailler, cette « expertise » a conduit à un arrêt qui a lui-même suscité un arrêt de cassation excessivement médiatisé lequel, de fil en aiguille, a influé sur des dizaines, voire des centaines de décisions judiciaires unanimement défavorables aux victimes du vaccin contre l’hépatite B.

C’est un immense malheur, pour un grand pays comme la France, qu’une jurisprudence aussi considérable et qui, à l’heure actuelle, a causé tant d’injuste misère, soit réductible, en dernière analyse, à une expertise de pieds nickelés.

[1] J’ai profité de l’article susmentionné (cf. note 42) pour me livrer à une diatribe contre la fausse sécurité du « collège » d’experts, mesure naguère exceptionnelle et à laquelle les magistrats ont de plus en plus souvent recours : pareille anecdote illustre que le surcroît de sécurité visé par la désignation d’un collège est, en pratique, une illusion.

[2] Des juristes familiers des affaires financières m’ont confirmé qu’ils avaient exceptionnellement connu des dossiers avec des preuves aussi précises et accablantes que celles ressortant de mes rapports.

[3] Il est vrai que, dans le même ordre d’expérience, j’ai vu un juge d’instruction pâlir comme la mort le jour où, dans une affaire de premier plan dont il m’avait confié l’expertise, je lui ai annoncé avoir écrit au Premier Président de la Cour de cassation pour lui demander des explications sur un colloque qui s’était tenue dans la Salle d’honneur de cette vénérable institution, et dont les conclusions me semblaient étonnamment favorables aux fabricants concernés : reflet bien suggestif de la détermination de l’instruction à faire avancer les affaires de santé publique qu’il soit considéré comme sacrilège d’interroger le premier magistrat de France, en principe garant de la Justice – lequel m’avait, d’ailleurs, répondu fort courtoisement en l’espèce. En tout cas, avec des experts qui dégoulinent d’angoisse pour un oui pour un non, et des juges d’instruction qui manquent de tomber dans les pommes au premier imprévu, la justice apparaît mal équipée dans les affaires de santé publique qui requièrent un minimum de sang-froid.

[4] Ce qu’atteste l’expérience, c’est que tout le monde peut se tromper : ce qui fait le mauvais professionnel, ce n’est pas l’erreur, c’est l’obstination dans l’erreur.

[5] Cerise sur un gâteau déjà bien garni : le Prof. Z est professeur de médecine légale, et donc chargé d’enseigner aux étudiants de Code de déontologie médicale qui  pose comme interdit formel de prendre à partie un confrère médecin.

[6] Girard M. Autoimmune hazards of hepatitis B vaccine. Autoimmunity Reviews 2005; 4/2: 96-100

[7] Au moins l’un des deux ne lisait pas l’anglais, insuffisance considérable dans des affaires où la quasi-totalité des pièces sont rédigées dans cette langue.

[8] P. de Fontbressin. L’expert et les ambiguïtés de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme, Experts, déc. 2002, p. 41

 

Les témoignage d’un avocat

Madame le Bâtonnier, vous êtes probablement l’un (ne fâchons personne…) des avocats français disposant de l’expérience la plus éprouvée en matière de dommage médical et de judiciarisation de la santé publique. Vous avez notamment joué un rôle majeur dans le dossier hormone de croissance et, plus encore, dans celui du vaccin contre l’hépatite B, et vous êtes singularisée tant par votre obstination que par votre créativité procédurale : initiatrice de plusieurs requêtes (toujours pendantes) devant la Cour européenne des droits de l’homme, vous avez porté plainte contre trois ministres dans l’affaire de la vaccination. Dans l’affaire de l’hormone de croissance dont les plus hautes autorités judiciaires cherchent à accréditer qu’elle donnera lieu à un procès « exemplaire », vous venez également de déposer plainte contre l’Etat français sur le fondement du délai raisonnable. Enfin, vous avez d’ores et déjà accompli un travail considérable en vue de sortir la loi sur les produits défectueux du bourbier judiciaire où elle se trouve actuellement en France. Pourriez-vous récapituler rapidement vos principales contributions, depuis l’affaire du sang contaminé jusqu’à aujourd’hui ?

Ma principale contribution concerne effectivement ces deux affaires de santé publique que vous citez. A un moment où personne ne parlait de maladie de Creutzfeldt-Jakob et encore moins, évidemment, de son lien avec l’hormone de croissance, j’ai vu arriver à mon cabinet deux parents éplorés, dont l’enfant était entrain de mourir dans des conditions atroces. Ces gens simples à qui l’on n’avait rien dit avaient une conviction : il ne pouvait qu’y avoir un lien entre la maladie de leur fils de douze ans et le traitement long et pénible qui lui avait été administré depuis son plus jeune âge. Ce couple avait déjà vu plusieurs de mes confrères qui les avaient éconduits. Ma singularité a été de les écouter, de faire confiance à leur bon sens, ensuite de me documenter, d’interroger autour de moi, médecins, pharmaciens pour me faire ma propre conviction et de décider d’aller plus loin après avoir pris soin de peser avec mes clients tous les enjeux d’une telle démarche.

Pour le vaccin contre l’hépatite B, cela a été un peu le même scénario. Une de mes sœurs m’a demandé d’aller voir dans un hôpital marseillais l’une de ses amies, une Corse, devenue tétraplégique quelques jours seulement après l’administration du vaccin. Les médecins avaient logiquement évoqué un lien avec le vaccin qu’elle avait reçu, en une déduction bien banale, soit dit en passant, pour un syndrome de Guillain-Barré aussi spectaculaire – puisqu’il s’agit d’une complication notoire des vaccins en général et de celui contre l’hépatite B en particulier. L’état de cette femme m’a ému, son grand courage m’a laissée pleine d’admiration, sa conviction ma convaincue : tout en sachant que le combat serait difficile, je m’y suis engagée à ses côtés puis aux côtés de centaines d’autres qui l’ont rejointe. Ma contribution particulière ici a été d’emblée de ne pas faire confiance aux experts, de suspecter leur partialité, d’avoir un regard extrêmement critique sur leur opinion.

Dans l’affaire du vaccin contre l’hépatite B, à combien estimez-vous le nombre de vos clients devant l’ensemble des juridictions (civiles, pénales, administratives, sécurité sociale) ?

J’ai aujourd’hui près de deux cents dossiers en cours devant différentes juridictions civiles, administratives, pénales ou de sécurité sociale. Je suis régulièrement interrogée par des confrères qui sont saisis de dossiers. Je sais que trois ou quatre autres avocats en on également quelques dizaines. Dés lors, j’estime à 300 ou 350 le nombre de procédures diverses actuellement en cours. Peut-être y a-t-il un moyen plus « scientifique » de recensement, mais ceci supposerait soit que les associations mettent la main à la pâte, soit que la Chancellerie s’attelle à un tel recensement.

Vous avez pris connaissance des témoignages présentés dans ce livre, qui frappent par leur véhémence tout autant que par leur convergence : êtes-vous surprise ? L’expérience apparemment commune de ces victimes est-elle un artefact statistique liée aux limites de mon échantillonnage ou vous apparaît-elle compatible, voire superposable, avec votre propre expérience ?

Non seulement je ne suis pas surprise par les témoignages que vous publiez, qui émanent pour la plupart de personnes que je connais et qui m’ont fait part de leurs émotions et de leur colère telle qu’elles l’expriment ici. Mais bien plus, je suis moi-même quotidiennement témoin de l’épreuve que représente l’expertise pour les victimes. Cela ne se limite pas aux victimes du vaccin : je vous parle aussi bien des victimes d’accidents médicaux classiques, que des victimes d’agressions sexuelles voire de simples victimes d’accident de la route quel que soit le degré de gravité. Toutes ont ce sentiment d’être méprisées, de n’être qu’un dossier, de devoir faire une parenthèse sur leur humanité.

J’oserai ici vous faire part de mon expérience personnelle face à l’expertise. Victime de deux accidents de la route avec des conséquences corporelles heureusement sans gravité, j’ai donc été examinée par des experts. Il s’agissait une fois d’une expertise judiciaire ordonnée par le Tribunal de Police statuant sur le cas du responsable de mon accident ; une autre fois, plus récemment, d’un examen par un expert de compagnie d’assurance dans le cadre des dispositions de la loi dite Badinter. La première fois, j’étais tout jeune avocat sans grande expérience ; la seconde fois j’étais plus aguerrie. A chaque fois, pourtant, j’ai eu cette même impression d’un profond mépris. Lors de la première expérience, pour un simple « coup du lapin », on m’a fait déshabiller, marcher à travers la salle d’examens en petite tenue devant trois personnes, certes médecins… Cela commentait entre soi sans jamais m’adresser la parole, puis on m’a conduite dans la salle d’attente pendant que ces messieurs discutaient entre eux. L’expert « Badinter », lui, s’est intéressé à tout autre chose que ce dont je souffrais, et mon mal de dos s’est ainsi transformé en mal de tête… Il crachait des paroles à peine audibles dans son dictaphone et ce sont les seuls commentaires que j’ai pu glaner… Je repense très souvent à ces expériences lorsque j’assiste mes clients lors d’expertises.

En tant qu’avocat je dois bien souvent m’imposer dans ces expertises. Récemment un expert chirurgien dentiste qui avait omis de me convoquer a osé m’écrire que de toute façon je serais restée dans sa salle d’attente…

Les victimes m’ont souvent exprimé l’épreuve que constitue l’expertise que ce soit au plan physique ou moral. Lorsque, ce qui n’est pas rare, il faut une seconde, voire une troisième expertise, elles ont beaucoup de mal à l’admettre et à le supporter. Ne parlons pas de ces contre-expertises où, d’emblée, les victimes sont suspectées d’être procédurière.

Existe-t-il d’autres histoires dont vous avez été personnellement témoin et que vous souhaiteriez ajouter à ma série ?

Isabelle était à peine âgée de 18 ans lorsqu’une expertise a été ordonnée pour rechercher le lien de causalité entre la sclérose en plaques qu’elle développait depuis son adolescence et la vaccination contre l’hépatite B. Au sein d’un collège de trois experts, se trouvait un neurologue professeur des universités, ayant largement dépassé la limite d’âge pour être expert. Ma jeune cliente se plaignait d’incontinences urinaires lesquelles étaient parfaitement documentées par des examens urodynamiques versés aux débats : cependant, le professeur en question prétend procéder lui-même à un examen du périnée… Isabelle avait déjà été vue à deux reprises par le collège d’experts, lequel lui avait par ailleurs imposé un examen psychiatrique ; cette fois, la jeune fille refuse de dévoiler son intimité… Au mépris des examens objectifs disponibles, l’expert conclut à l’absence de troubles sphinctériens…

Madame A. est atteinte d’une sclérose latérale amyotrophique (SLA). Elle est grabataire. La SLA est une pathologie irrémédiablement mortelle, le pronostic vital pouvant être extrêmement bref (un à deux ans). Elle est examinée par l’expert qui refuse d’évaluer son préjudice dans la mesure où elle n’est pas consolidée et qui demande à la revoir après consolidation ! Pour les non-spécialistes, il est utile de préciser que la « consolidation » est la stabilisation de l’état d’un malade : même s’il conserve des séquelles, son état va rester au moins momentanément non évolutif. Or, pour ma pauvre cliente, seule la mort mettra fin à l’évolution tragique de sa maladie : il est donc ignoble d’évoquer même une consolidation dans un tel contexte… Outre les lenteurs connues de la justice administrative, cet immense mépris à l’égard de la victime et de ses souffrances a évidemment contribué à ce qu’elle ne puisse être indemnisée avant de décéder.

Madame P. est une mère de famille d’une trentaine d’année atteinte d’une sclérose en plaques qui la contraint à se déplacer en fauteuil roulant. L’expert qui doit l’examiner reçoit à son « cabinet » installé chez lui dans un immeuble parisien doté d’un vieil ascenseur dans lequel le fauteuil roulant ne peut tenir. Le mari la porte pour arriver chez l’expert et le fauteuil roulant monte au second voyage : personne ne tend une chaise à Madame P. en attendant l’arrivée du fauteuil[1]… Mais surtout l’expert ne croit pas que Madame P. ait des difficultés à se déplacer. Il lui ordonne donc de se lever et de marcher, ce qu’elle s’applique à faire avec l’aide de son mari : mais la démarche est spastique, et les deux manquent de tomber… L’expert insiste : ce sont, dit-il, « les nécessités de l’examen »… Malgré mes protestations, il la convoquera par trois fois chaque fois aussi inutilement, alors qu’elle vient du Val de Marne et qu’elle doit donc à chaque fois se faire accompagner de son mari, qui ne peut dès lors se rendre à son travail.

Le terme « torture neuro-cognitive » que j’emploie à propos de M. F. et de Mme Q. vous paraît-il excessif ? Est-il compatible avec votre propre expérience ?

Ce n’est pas un terme excessif : je sors quasiment d’une expertise avec un homme très atteint sur le plan cognitif, lequel fait des efforts démesurés pour reconstituer les événements cliniques complexes et intriqués qu’il juge significatifs. Or, l’expert s’est acharné à pousser mon client dans des pseudo-contradictions exclusivement imputables à ses troubles de mémoire : par exemple, alors que ce dernier tente péniblement de reconstituer les symptômes qui ont scandé l’apparition de son mal, l’expert prétend s’étonner qu’il ait oublié la date de sa vaccination – alors qu’il suffit de consulter son carnet de vaccination pour la retrouver et qu’il n’existe aucun doute sérieux sur la réalité de cette vaccination. Je peux attester que cette expertise a été effectivement vécue comme une torture par cet homme, ancien ambulancier, pourtant peu impressionnable et habitué aux épreuves les plus extrêmes (il a notamment perdu un fils dans des conditions dramatiques) : situation d’autant plus inacceptable que, par ailleurs, l’expert n’a jamais contesté la réalité des troubles mnésiques chez mon client. Toutes choses égales par ailleurs, on est donc dans la situation d’une victime expertisée après l’amputation d’une jambe, à laquelle l’expert désigné s’ingénie à faire des croche-pieds…

Sous la foi du serment, Mme S. dénonce le sadisme de son premier expert, le Prof. W, et l’accuse carrément d’avoir cherché à lui faire mal : ce type d’accusation vous paraît-il crédible ? Avez-vous d’autres exemples dont vous auriez été personnellement témoin ?

L’exemple précédent fournit déjà une réponse. Dans ma réponse à la question antérieure, j’ai donné un autre exemple.

La thématique de l’avocat comme « garde du corps » du justiciable par rapport à l’expert revient dans plusieurs témoignages : pourriez-vous commenter ? Comment expliquer que le technicien désigné par la Justice, assermenté, en principe au-dessus des parties et présumé impartial soit à ce point vécu comme un adversaire par les victimes ?

J’ai déjà indiqué qu’au cours des expertises, il est parfois difficile d’imposer la présence d’un avocat. Or, toutes les victimes ayant cette expérience d’une expertise sans leur conseil et que j’ai eu, ensuite, l’occasion d’accompagner à des réunions ultérieures, m’ont assuré que le comportement de l’expert avait changé. J’en déduis qu’à l’évidence, le technicien désigné aménage son comportement en fonction des personnes présentes, tout spécialement lorsque au moins l’une des ces personnes est susceptible d’en faire rapport à la Justice.

En matière de responsabilité médicale, il y a toujours une inégalité d’emblée – puisque la victime, ignorante du savoir médical, est confrontée à celui de l’expert qui se trouve, peu ou prou, le même que celui de son adversaire, lui-même généralement assisté par un ou plusieurs experts, d’assurance notamment. Ne serait-ce que pour des questions de coût, il est extrêmement difficile à la victime d’obtenir un accompagnement technique équivalent, d’autant que, le plus souvent, les experts « privés » qui accompagnent le médecin mis en cause se comportent en partie, fût-ce au mépris flagrant du code de déontologie : l’avocat qui, lui, est le seul à avoir le droit de prendre fait et cause pour l’une des parties, apparaît dès lors comme le principal recours des victimes face à la collusion médicale objective qui entoure son adversaire.

On relèvera à ce sujet un regrettable paradoxe : alors que les avocats n’hésitent jamais à se rendre à des expertises de construction ou d’automobile, la plupart sont extrêmement réticents à accompagner leurs clients aux expertises médicales. Comme le disait mon ancien patron, homme chaleureux et bon, mais de l’ancienne école : « cela ne nous concerne pas »…

Pourriez-vous réfuter l’objection que si les victimes vivent l’expert comme adversaire, c’est qu’elles ne supportent simplement pas que leur demande soit soumise au crible d’une critique impartiale ? En d’autres termes : que le « bon » expert aux yeux d’une victime, c’est celui qui la conforte dans sa demande, fût-elle délirante ?

Une victime est tout à fait capable d’accepter un rapport d’expertise défavorable, dès lors que lui est proposée une explication cohérente – et éclairante – de sa souffrance[2].

Votre activité d’avocat vous a aussi donné une bonne expérience des affaires de harcèlement, c’est-à-dire notamment de ces situations où un individu s’attache à extorquer des faveurs le plus souvent sexuelles d’un autre sujet par rapport auquel il occupe une position de pouvoir objectif (hiérarchique, généralement). A la lumière de cette expérience, oseriez-vous qualifier juridiquement le comportement de cet expert neurologue parisien dont vous avez parlé, qui s’obstine à vouloir palper la vulve d’une jeune sclérosée en plaques en vue d’évaluer ses troubles urinaires par ailleurs parfaitement documentés dans le dossier mis à sa disposition ?

Je n’irai pas jusqu’à dire que le harcèlement est juridiquement constitué, mais il est évident qu’il existe un pouvoir du médecin sur le patient. Lorsque le médecin est, de surcroît, affublé du titre d’expert, il a est investi dans l’affaire presque d’un pouvoir de vie ou de mort. Il faut beaucoup de chasteté et de réserve pour résister au risque d’une situation aussi inégalitaire – que vous connaissez bien aussi de par votre activité de psychothérapeute[3].

La thèse défendue dans ce livre, c’est que les scandales tels que ceux évoqués par les attestations produites ressortissent pour l’essentiel à deux problématiques : 1) un déficit de compétence (les « experts » français sont réputés compétents parce qu’inscrits sur une liste, au lieu d’être inscrits sur une liste parce qu’ils sont compétents) ; 2) une radicale incompréhension du judiciaire, sinon du droit, qui contribue à gâcher la performance des quelques experts dont la compétence strictement technique ne peut être mise en cause. Partagez-vous cette analyse ?

Oui.

En non juriste qui s’assume comme tel, je soutiens que la position de la Justice française qui, au civil du moins, contraint les victimes à payer sur leurs fonds personnels une expertise réalisée par un individu dont ni la compétence, ni l’impartialité (liens d’intérêts…) ne sont sérieusement évalués, s’apparente en fait à une sorte de « vente forcée ». Cette métaphore à visée didactique vous paraît-elle exagérée ?

Le système expertal français prétend assurer la meilleure défense des justiciables en laissant un juge – a priori ignorant du fond – décider de ce qui est bon pour l’éclairer[4]. Dans le système anglo-saxon, au contraire, chaque partie choisit l’expert qu’elle juge le mieux à même de justifier son propre point de vue. En France, par conséquent, le juge se décharge sur l’expert de son rôle d’arbitre. C’est donc totalement frustrant pour une victime à qui on a imposé un expert (et sa rémunération !) de se rendre compte que le technicien en question n’a pas les qualités qu’elle aurait exigées s’il elle en avait eu le choix.

On peut en effet parler de vente forcée, ce d’autant qu’une victime peut être contrainte de financer une expertise qu’elle n’a même pas demandé. L’aboutissement d’une telle perversion a été illustré récemment par un jugement où, le fabricant ayant réussi à accréditer la « partialité » de l’expert sur la base d’un de ses article publié dans une revue technico-juridique pourtant de haut niveau plus d’un an après la remise de l’expertise (et faisant état de considérations qui ont été depuis largement confirmées par les plus hautes autorités sanitaires), le tribunal a ordonné une contre-expertise en la remettant, pour la seconde fois, à la charge financière de la victime laquelle – en invalidité depuis plusieurs années et ayant déjà réglé la première expertise contestée par son adversaire, faisait état de revenus mensuels d’environ mille euros, tandis que le défendeur (demandeur de la contre-expertise) affichait lui un CA de près de deux milliards d’euros, avec un bénéfice net cette année-là en progression de 30%… Le tribunal a justifié cette répartition inédite[5] au motif que c’est le demandeur « qui [avait] le plus grand intérêt à ce que cette expertise permette d’éclairer le tribunal sur cette action » : alors que le « plus grand intérêt » du malheureux était de voir reconnue la valeur de l’expertise initiale qu’il avait déjà payée et qui se trouvait contestée par son adversaire pour de très mauvaises raisons… Ce n’est certainement pas par sadisme que le Tribunal a ainsi accablé mon client : mais des dérapages aussi incroyables en disent long sur le manque de réflexion de certains magistrats quant à la dynamique et aux contraintes de l’expertise.

Votre pratique d’avocat, encore, et les échanges avec vos confrères vous permettent certainement d’avoir une expérience de l’expertise judiciaire dépassant celle du seul dommage médical : pensez-vous que les problèmes identifiés dans le présent livre soient spécifiques de l’expertise médicale, ou bien qu’ils traduisent un authentique dysfonctionnement du système expertal dans son ensemble ?

Il existe à l’évidence un dysfonctionnement du système expertal dans notre pays : ce qui est sensible dans d’autres matières (comme la construction, que je connais bien) c’est que le statut d’expert n’est pas l’aboutissement d’une carrière justifiée par une compétence, mais un moyen de faire carrière.

Cependant, la différence avec l’expertise médicale, c’est que dans les autres spécialités, les justiciables ont plus de moyens pour affronter l’expert : il y a toujours dans la famille ou l’entourage un bricoleur, voire un artisan, un technicien ou un ingénieur qui sait que l’on ne met pas tel ou tel enduit dans telles ou telles conditions. Alors donc qu’on voit des justiciables discuter d’égal à d’égal avec l’expert dans des domaines non médicaux, la médecine est, par excellence, le domaine où les gens se sentent incompétents. Et dans les rares situations où ils jugent avoir leur mot à dire, comme lors de cette expertise récente où une patiente contestait l’interprétation par l’expert des ses chiffres tensionnels, elle s’est vu répondre sèchement : « Madame, mêlez-vous de ce qui vous regarde » – selon une formulation qui n’est sans rappeler celles évoquées par les témoins cités dans le présent livre[6].

Vous vous déclarez partisane d’un système expertal à l’anglo-saxonne, où chaque partie choisit son expert. Ce système pose déjà le problème du choix de l’expert par un profane, et vous-même ne cachez pas n’avoir pas toujours eu la main heureuse dans le choix de vos experts privés. Quel système d’expertise contradictoire pourrait garantir une crédibilité minimale des « experts » librement choisis par les parties et éviter que les juges ne soient, par exemple, contraints d’évaluer le rapport d’un cinglé antivaccinaliste au seul motif qu’il a été mandaté par un demandeur militant ?

La première question pertinente pour le choix d’un expert tient aux moyens financiers : il est exact que dans l’inégalité des armes qui pèse sur les victimes, celles-ci n’ont parfois pas d’autre choix que les ratés de la médecine à l’affût de toute occasion pour sortir de leur médiocrité. A cet égard, l’idée que vous avez plusieurs fois évoquée d’un fonds commun de financement pour les expertises mérite d’être considérée : elle ne serait qu’un prolongement du système d’aide juridictionnelle qui, malgré ses défauts connus, pose à tout le moins de droit intangible de toutes les parties à disposer d’un défenseur[7].

De la même façon, il s’agit que soit posé le droit des parties à disposer d’un expert de leur choix.

D’autre part, même si l’établissement actuel des listes soulève les problèmes dont vous traitez dans votre livre, la persistance d’une liste unique devrait s’imposer – à charge pour l’institution judiciaire, éventuellement aidée par les ordres, de garantir toute transparence quant à la qualité et l’indépendance du personnel ainsi mis à la disposition des justiciables : au contraire de la jurisprudence actuelle, c’est le problème d’une victime confrontée à un laboratoire pharmaceutique de choisir un expert compétent – eût-il des liens professionnels avec le laboratoire – de préférence à un expert dont la l’incompétence garantit une « indépendance » théorique, qui sera pourtant vite prise en défaut tant il est vrai que plus encore que les conflits d’argent, l’incompétence est la plus grande menace sur l’indépendance intellectuelle.

Cette analyse est, évidemment, une réponse catégorique à l’idée farfelue ou profondément perverse de ceux qui préconisent l’établissement de trois listes d’experts : l’une pour la justice, l’autre pour les assureurs, la troisième pour les victimes. Il est évident que les meilleurs experts iraient plus facilement vers les instances les plus susceptibles de leur garantir une juste rémunération – lesquelles ne seraient fatalement pas les victimes.

L’autre problème connu du système anglo-saxon, c’est que le technicien a malheureusement tendance à défendre la thèse de la partie qu’il l’a choisi : comment éviter que l’expert mandaté par une victime ne se contente de doubler en technicien l’avocat de cette même victime ?

C’est une question de déontologie : sur le papier, celui actuellement disponible devrait offrir toute garantie à cet égard. De plus et dans un tel système, c’est au juge qu’il conviendrait de valider la crédibilité des experts : ce serait, précisément, lui rendre son véritable rôle.

Lorsque deux experts ainsi choisis à l’anglo-saxonne vont s’affronter devant le Tribunal, vous prétendez qu’il reviendra aux juges d’évaluer comparativement la crédibilité de chacun. Mais si les juges étaient ainsi capables de faire le tri entre des rapports d’expertise discordants, pourquoi ne sont-ils pas d’ores et déjà aptes à d’apprécier les faiblesses les plus criantes des performances expertales opérées selon le système français ? Inversement, s’ils ne sont pas capables d’apercevoir la nullité de certains des rapports qui leur sont aujourd’hui remis, d’où tireraient-ils l’aptitude à trancher dans le débat d’experts ?

A l’heure actuelle, les juges n’ont qu’un avis. De plus, remettre en cause l’avis de l’expert choisi par la Justice, c’est remettre en cause le choix… de la Justice. Vous noterez cependant qu’au cours des récentes années, on a vu, jusqu’en Cassation, diverses décisions privilégiant une expertise privée par rapport à l’expertise contradictoire ordonnée par le Tribunal.

L’autre perspective, actuellement, de débat sur la qualité de l’expertise, c’est tout simplement que les juges peuvent ordonner une contre-expertise. Mais en arriver là requiert l’action de juges courageux et particulièrement clairvoyants : de plus, ordonner une telle contre-expertise allonge les délais déjà considérables de la justice dans notre pays, ce qui peut être très préjudiciables à des victimes impotentes, qui ont un urgent besoin de voir indemniser leur invalidité.

Le préalable d’une expertise effectivement contradictoire – c’est-à-dire opposant deux rapports – permettrait d’imposer comme obligatoire ce qui n’est actuellement qu’optionnel : j’ai trop vu des décisions de justice privilégier une expertise lamentable de quelques pages au seul motif que c’était celle qui avait été ordonnée par la justice, et sans même qu’il apparaisse aux magistrats nécessaire de réfuter ne serait-ce qu’en quelques mots la ou les contre-expertises que la victime s’était vu contrainte de réaliser à titre privé et – toujours – à ses frais.

[1] Sur la base de cet exemple éloquent, on apprécie mieux l’authenticité du propos de Claire L. qui donne acte, à son expert, d’avoir poussé la bonté jusqu’à proposer son aide pour gravir quelques marches…

[2] Sur ce point, mon expérience d’expert complète celle de l’avocat : lorsqu’une expertise est très défavorable à une victime, il n’est pas rare, si elle est bien faite, que l’avocat prenne auprès de son client fait et cause pour les conclusions du rapport. Dans une affaire très médiatisée où j’avais totalement anéanti la crédibilité du demandeur, paranoïaque quérulent exemplaire, l’avocat – qui s’était très profondément et sincèrement investi sans autre rémunération que l’aide juridictionnelle – m’a dit du fond du cœur : « Monsieur l’expert, vous m’avez ouvert les yeux »…

[3] Sujet de préoccupation effectivement ancien, comme attesté par un article où, bien avant d’être expert judiciaire, j’avais réuni quelques méditations sur cette dynamique des situations inégalitaires, générale en médecine (Girard M. Technical expertise as an ethical form. Towards an ethics of distance. J Med Ethics 1988;14:25-30).

[4] Divers avocats expérimentés m’ont répétitivement fait part de leur conviction que, notamment au pénal, certains juges s’entourent d’un petit réseau d’experts dont ils savent qu’ils iront toujours dans la direction souhaitée par le magistrat. L’exorbitante fréquence de désignation de techniciens aussi objectivement nuls que le Dr Duc** s’éclaire très probablement d’un tel déterminant.

[5] La pratique veut qu’en général, le tribunal mette les frais d’expertise à la charge de la partie qui en a fait la demande (laquelle était le fabricant, en l’occurrence).

[6] Cf. notamment l’attestation de Mme K.

[7] En fait, lorsqu’une victime bénéficie de l’aide juridictionnelle, les frais d’expertises sont pris en charge par l’Etat. Le problème se pose pour des justiciables dont les revenus – même modestes – sont au-dessus du plafond admis, et qui peuvent se trouvés forcés à régler des expertises très coûteuses. Ce, d’autant que le fabricant peut multiplier dires et objections, contraignant de la sorte l’expert à un volumineux travail de réponse – qui sera ensuite mis à la charge de la victime.

 

“C’est un con”

Alors que la rédaction du présent livre est déjà entamée, je me rends au Parquet du Tribunal de Grande Instance pour ma réinscription puisque, à l’initiative d’une Fédération nationale qui sera probablement la seule à y trouver un intérêt, les experts judiciaires devront désormais sacrifier, moyennant finances (au bénéfice de la Fédération…), à une « formation continue » organisée par des responsables formatés sur le modèle du Prof. V. ou de ses homologues, afin de voir leur inscription renouvelée sur la liste de la Cour dont ils dépendent (puissent-ils y apprendre l’escrime ou le pistolet – et tous moyens virils traditionnels pour défendre « l’honneur » de leur corporation à chaque fois que les juges ou autres « ils » dérivés auront l’idée saugrenue d’indemniser une victime[1]).

Au guichet de la greffière, j’y croise un individu dans mes âges, anormalement obséquieux, dont je comprends qu’il est ici pour une première inscription. Pendant que nous sacrifions tous deux au pénible rituel des formulaires, il m’explique que dans sa spécialité (qui n’a rien à voir avec la médecine, puisqu’il s’agit de balistique), il est à peu près le meilleur – je l’aurais parié – mais que, suite à un malheureux concours de circonstances, il se retrouve « dans la merde », sans emploi ni revenu, et qu’il est donc essentiel pour lui de décrocher son inscription sur la liste des experts judiciaires.

L’expertise judiciaire comme alternative à l’ANPE ?… Les expertises « de femme de ménage » comme promotion professionnelle par rapport au RMI ?… Qui sont donc sont les gens que l’idée traverse un jour d’aller solliciter leur inscription sur une liste d’une Cour d’appel ?

Voici quelques années, alors que je débutais mon activité judiciaire, un avocat m’appela en urgence pour l’aider dans la situation suivante. Il défendait la famille d’une vieille dame victime d’un vol dans la rue et traînée par la voiture de son agresseur pour avoir eu la mauvaise idée de s’accrocher à son sac ; après une cascade de complications médicales, la vieille dame, jusqu’alors en parfaite santé, était décédée d’un ulcère de stress. Au terme d’une expertise collégiale impeccable – il y en a –, réalisée notamment par un gastro-entérologue expérimenté associé à un spécialiste de soins intensifs, un lien manifeste avait été établi entre l’agression et le décès, justifiant l’incarcération de l’agresseur, toxicomane par ailleurs multirécidiviste en matière d’agressions similaires. Au motif, selon mon interlocuteur, que la juge en charge du dossier n’aimait pas beaucoup la détention préventive (c’était la mode à l’époque), une contre-expertise avait été demandée laquelle – comme par hasard – concluait de façon exactement inverse, ouvrant la voie à une providentielle libération de l’agresseur en une perspective qui, bien évidemment, révulsait la famille de la victime. Devant plaider le lendemain, l’avocat me demandait au pied-levé si je pouvais analyser ladite contre-expertise : médicalement, le fond n’était pas au cœur de mes compétences, mais ayant consacré une certaine énergie à développer à destination des juristes des critères intrinsèques de crédibilité pour les expertises (cf. note 2), je suis ainsi sollicité de temps en temps pour la critique d’un rapport dont les avocats perçoivent la nullité sans parvenir à l’objectiver clairement. Après avoir passé l’essentiel de ma nuit à documenter les faiblesses effectivement criantes de ladite contre-expertise, je reçus le surlendemain un coup de fil de l’avocat pour me remercier de cette prestation privée et m’assurer qu’elle avait été très utile à sa plaidoirie (in fine, l’agresseur a pris sept ans fermes). Il me précisait, cependant, qu’il avait atténué certaines de mes conclusions car, selon lui, il y avait quand même des choses à ne pas dire trop crûment devant les magistrats : je m’entends encore répondre que ce n’était pas ma faute s’il existait des juges pour missionner « un con » en vue d’une expertise judiciaire.

A quelque temps de là, un immense scandale national suivit une expertise catastrophique dont les conséquences lamentables furent largement médiatisées (la libération anticipée de Maurice Papon, sur la base d’expertises médicales concernant son état de santé présumé) – et suscitèrent notamment des demandes publiques de sanction auprès de l’Ordre des médecins, lesquelles ne furent jamais suivi d’effet. Ayant percuté sur le nom d’un des experts impliqués, je pus vérifier facilement qu’il s’agissait bien de celui dont j’avais assassiné la contre-expertise. Une occasion aussi mémorable ayant quand même contribué à assouplir la langue de bois confraternelle, l’un de mes éminents collègues, bien mieux inséré que moi dans le microcosme médical parisien, en vint à me susurrer la confidence d’un constat apparemment notoire dans le milieu : « c’est un con »…

Quelques années plus tard encore, et à titre gracieux, j’avais accepté d’assister comme expert privé l’une de mes amies qui avait fait la désagréable expérience de passer sous un bus alors qu’elle traversait dans un passage piéton : on n’a pas idée comme ça peut laisser des traces quand on n’en meurt pas… Le chauffeur et la compagnie ayant été, évidemment, condamnés en correctionnelle, la mission d’expertise ordonnée par le Tribunal pour évaluer les dommages fut confiée – le monde est petit – à ce fameux expert qu’à fins de repérage conjuguée à mon exigence d’anonymisation, on appellera le Dr Duc**. Ayant totalement ignoré l’avocat de la victime[2], le Dr Duc**, en revanche, n’omit pas de convoquer… le chauffeur de bus pour cette expertise exclusivement consacrée à l’évaluation médicale : occasion, peut-être, d’offrir une séance en soutif à celui que, non sans raison, mon amie continuait de vivre comme son agresseur. Outre l’avocat, le Dr Duc** oubliait carrément d’avertir… la victime elle-même, le courrier recommandé de la convocation prévue pour le lundi étant récupéré in extremis par un voisin le vendredi précédent alors que l’intéressée était absente ce jour-là ainsi que tout le week-end. Mais on n’est pas expert pour rigoler : ce courrier qui, au plus tôt, n’aurait dû arriver que le lundi matin pour une expertise programmée le lundi soir avertissait solennellement la victime qu’elle devait se présenter avec les pièces de son dossier et que, pour les obtenir, il lui suffisait d’en faire la demande dans les divers services hospitaliers où elle avait été traitée…

On est donc là dans le cas de figure déjà illustré par une intervention du Prof. Z : un saisissant condensé d’inqualifiables inepties au travers duquel transparaissent néanmoins quelques constantes de l’expert indigne, à savoir un impressionnant mépris de la victime, une incompréhension fondamentale du droit (quelle place pour le chauffeur de bus quand l’avocat de la victime n’a même pas l’honneur d’être averti ?), une ignorance effarante de la procédure chez un expert manifestement désigné à tire-larigot par les magistrats, enfin une arrogance incroyable de considérer comme allant de soi que la victime doive tenir disponibles des pièces qui lui ont été réclamées quelques heures avant l’expertise et dont on connaît les difficultés d’obtention auprès des services hospitaliers. A côté de ces problèmes de forme déjà rédhibitoires, le fond n’allait pas mieux : en dépit de mon intervention, le Dr Duc** devait s’obstiner à ne pas considérer sérieusement, dans son rapport, la névrose traumatique pourtant bien facilement compréhensible qui rongeait la victime depuis l’accident. Il n’apercevait non plus aucun « préjudice esthétique » alors que, suite à d’innombrables fractures costales ressoudées à la va comme je te pousse, la malheureuse s’en sortait avec une cage thoracique en forme de tôle ondulée – inconvénient dont il n’est pas besoin d’être expert pour apprécier la portée chez une femme encore jeune.

Le Dr Duc** n’a évidemment aucun monopole en matière d’incompétence notoire. Au cours d’une expertise réalisée avec un collègue et qui concernait un jeune homme retrouvé mort dans son lit d’hôpital, nous nous arrachions les cheveux sur l’expertise toxicologique opérée sur les échantillons prélevés du cadavre : quoique cette spécialité n’ait été ni dans ses compétences, ni dans la mienne[3], les incohérences du rapport étaient assez visibles pour que, en pleine réunion d’expertise avec le médecin mis en examen et son avocat, mon collègue agacé prenne son téléphone pour appeler l’un de ses référents en toxicologie. Rapidement interrogé par son interlocuteur sur l’auteur d’une expertise aussi manifestement défaillante, mon collègue ne put rien pour empêcher tous les présents dans la pièce d’entendre distinctement le diagnostic qui fusa immédiatement à l’énoncé du nom : « c’est un con ! »

Alors que les exemples pourraient être multipliés – et que, à l’évidence, ils ne peuvent tous se résumer à de simples « querelles d’experts »[4] –, il en découle immédiatement une question sur l’origine de la situation : comment est-il possible que notre système judiciaire en arrive à recruter de tels incompétents ? Voici déjà quelque temps, j’ai proposé une réponse dans un article publié par une revue juridique, laquelle ne semble guère avoir soulevé de réactions outrées tant la chose va de soi :

(…) si la Justice affirme bien haut son rejet des experts « à plein temps », elle ne se donne pas les moyens de vérifier qu’en pratique, son souhait se trouve effectivement réalisé. Pis : affectant de recourir à des techniciens assez brillants pour n’être pas regardants sur les émoluments, la Justice crée, en fait, les conditions d’un recrutement assez médiocre pour que la rémunération (et le prestige) qu’elle leur consent apparaisse au contraire providentielle à certains qui n’auraient jamais osé viser si haut2

On en revient au cas de figure qui a introduit le présent chapitre : quand un individu se trouve professionnellement « dans la merde », l’expertise judiciaire peut être une sortie royale, tant il est vrai que même les tarifs « de femme de ménage » peuvent – chez certains – s’avérer compétitifs relativement à une rémunération au mérite…

De tout temps, l’administration judiciaire s’est vantée de se prémunir contre ce type de situation en arguant, comme indiqué plus haut, de son rejet des experts « à plein temps ». Dans son principe, la réserve va de soi et devrait contribuer à maintenir un niveau élevé dans le milieu : on veut d’un « expert » qu’il ait donné des preuves de son insertion effective dans le milieu professionnel par rapport auquel il revendique sa compétence et même si le critère peut souffrir des exceptions, on s’attend en moyenne à ce que l’excellence de l’expert soit documentée, entre autres, par un minimum de réussite personnelle antérieure à son inscription sur les listes de Cour d’appel. Pour opérationnel qu’il apparaisse ainsi dans son principe, ce critère d’exclusion – pas d’experts à plein temps – renvoie à une première et manifeste contradiction du système expertal français : car il est facilement documentable que l’administration judiciaire ne se donne aucun moyen sérieux de vérifier, en pratique, la satisfaction d’un tel critère. Il suffirait pourtant que soit contrôlée, sur une base déclarative annuelle, la structuration du chiffre d’affaires des experts afin que soient repérés ceux qui n’ont pas d’autre activité significative – et qui seraient donc bien en peine de justifier par des réalisations effectives leur insertion professionnelle et la compétence technologique qu’ils prétendent mettre au service de la Justice. Dans les pince-fesses régulièrement organisés par les Compagnies d’experts – dont c’est là, apparemment, la fonction la plus documentable… – il y a quelque chose de pitoyable et d’effrayant au spectacle de ces « experts » du type de celui sur lequel s’est introduit le présent chapitre, manifestement aux abois et qui courent d’un magistrat à l’autre un verre de champagne à la main et leurs cartes de visite dans l’autre…

C’est ici l’occasion de poser une bien intéressante question : alors que, dans l’affaire d’Outreau, le Ministre de la Justice lui-même s’est mis au premier plan en prétendant sanctionner l’expert auteur du malheureux aveu sur les honoraires « de femme de ménage », où est la sanction ? S’il est exact que les émoluments consentis aux experts sont à ce point misérables, où sont les conséquences dommageables d’une radiation qui rouvre à l’intéressé la perspective de se consacrer à des missions rémunérées à hauteur de son excellence jusqu’alors bafouée par la pingrerie de l’administration judiciaire ? Pointer cette contradiction incontournable, c’est en même temps la résoudre : ou bien l’expert est tellement nul qu’il ne retrouvera rien de plus lucratif qu’un boulot de femme de ménage – et on se demande au nom de quoi il a été inscrit comme « expert » –, ou bien le statut d’expert judiciaire recèle des avantages qui compensent largement le manque à gagner de quelques missions mal payées.

Quels avantages, par exemple ? Premièrement, celles des missions judiciaires qui ne sont pas improprement tarifées : il y en a beaucoup en vérité et force est de constater que l’administration judiciaire n’est pas toujours très regardante sur la justification des honoraires parfois exorbitants réclamés par les experts[5], que ce soit au civil (donc à la charge des demandeurs) ou au pénal (à la charge des contribuables). Deuxièmement, celles des missions privées – parfois bien plus nombreuses que les missions judiciaires – qu’attirent naturellement ceux qui peuvent se prévaloir d’une inscription sur une liste de Cour d’appel, voire d’un agrément par la Cour de cassation. Troisièmement, tous les avantages matériels et honorifiques qui peuvent découler d’une réputation, fût-elle indue : enseignement universitaire, séminaires parfois lucratifs, aura médiatique, décorations ou distinctions diverses… Quatrièmement, enfin, la revanche psychologique des minables ; un expert âgé qui, avec une parfaite inconscience, m’avait narré sa réussite judiciaire au sortir d’un grave échec professionnel au temps de sa jeunesse et auquel je demandais pourquoi il ne se décidait pas à lever le pied pour profiter de ses droits à la retraite, me répondit avec un regard fou assorti d’un rictus que je ne suis pas près d’oublier : « parce que je suis un dominant ! »

Le cas n’est pas isolé et on n’a pas idée du nombre d’experts – certains parmi les plus établis – qui revendiquent comme titre de gloire d’être sortis de la boue grâce à leurs désignations judiciaires : sans la moindre interrogation, par conséquent, sur les antécédents qui leur ont permis d’obtenir d’aussi éminentes désignations. Tant il est vrai que dans le système français, un individu est supposé compétent quand il est inscrit comme expert, au lieu de voir sa carrière d’expert découler naturellement d’une compétence reconnue par ailleurs Ces considérations illustrent, et confirment s’il en était besoin, le propos que Madame le Bâtonnier Mor tire d’une expérience bien plus longue que la mienne : « le statut d’expert n’est pas l’aboutissement d’une carrière justifiée par une compétence, mais un moyen de faire carrière ». Elle-même n’est pas le seul avocat à soutenir ce point de vue, comme attesté par ce propos de Maître D. Soulez Larivière (Le Monde, 23/01/06), co-auteur d’un livre intitulé La Justice à l’épreuve (éd. Odile Jacob, 2002) :

[…] les experts sont choisis en fait par l’accusation, payés par l’accusation, et [ils] soutiennent forcément une thèse[6]. Et de surcroît, ce ne sont pas les meilleurs de leur spécialité. Car l’expert judiciaire en France n’est pas expert tout court.

Par son ampleur et ses ramifications, l’exemple qui suit suffira à illustrer les conséquences d’une telle incompétence. Les procédures réglementaires à la disposition de tous font obligation à toute firme pharmaceutique d’une continuité de surveillance après commercialisation de ses médicaments, laquelle se concrétise par la remise régulière à l’autorité sanitaire de « rapports périodiques de tolérance »[7] : dans la quasi-totalité des firmes, la préparation et la rédaction de ces rapports représente l’une des principales charges de travail des départements de pharmacovigilance. Ce nonobstant, aucune des expertises judiciaires dont j’ai eu connaissance dans les procédures civiles sur la vaccination contre l’hépatite B n’a spontanément réclamé ces rapports pourtant incontournables. La chose est tellement insensée que lorsqu’on en fait état devant un parterre d’industriels du médicament, on suscite un sourire d’incrédulité généralisé – quand on ne passe pas pour un excité mythomane. Ainsi, on s’est retrouvé dans des procédures visant la toxicité potentielle d’un médicament, avec des expertises ordonnées pour vérifier ce potentiel de toxicité qui ont purement et simplement fait l’impasse sur les documents réglementaires justement destinés à l’inventaire de ces toxicités : mutatis mutandis, c’est comme si un contrôle fiscal ignorait superbement… les déclarations (de revenus ou de résultats) du contrôlé. Déjà incroyable en soi, la portée de cette négligence se renforce encore du fait que dans ce type de procédure civile généralement fondée sur la responsabilité des produits (loi du 19/05/1998), la principale cause d’exonération du fabricant devant une toxicité prouvée de son médicament n’est autre que le « risque de développement », c’est-à-dire l’argument consistant à soutenir que cette toxicité ne pouvait en aucun cas être mise en évidence plus tôt : or, comment déterminer le moment précis où celle-ci pouvait être aperçue autrement qu’en référence à ces rapports dits « périodiques » dont la périodicité, justement, est en principe destinée à permettre les repérages chronologiques.

Tout cela dit, il faudrait être bien irresponsable pour soutenir que tous les experts judiciaires français sont des « cons » : sans qu’il soit possible de faire des statistiques, il suffit de consulter les listes dans les spécialités que l’on connaît pour apercevoir des personnalités dont la compétence ne fait aucun doute et qui n’ont pas attendu d’être inscrits pour jouir d’une notoriété méritée. Cette remarque, toutefois, ne change pas grand chose au dramatique constat du présent livre, pour au moins trois raisons.

D’une part, en effet, l’inscription sur une liste n’est absolument pas une garantie de désignation et, à l’opposé des experts aux abois évoqués plus haut, ceux des techniciens qui sont engagés à fond de train dans une réussite professionnelle ont autre chose à faire qu’écumer les cocktails organisés autour des sempiternelles réunions « magistrats-experts ». Pour le dire d’une façon plus statistique : une minorité d’experts incompétents peut parfaitement réaliser la majorité des expertises ordonnées dans notre pays – et le cas du Dr Duc**, manifestement soumis à un rythme effréné de désignations tout aussi bien judiciaires que privées est illustratif à cet égard.

D’autre part, on peut être indubitablement compétent en général, et rigoureusement incompétent en l’espèce. C’est le cas classique du grand patron d’ORL désigné dans une affaire d’amygdalectomie qui a mal tourné, alors que comme chef de Service, il n’a pas pratiqué cette intervention depuis au moins trente ans. Mes confrères obstétriciens ont gardé un vif souvenir d’une affaire qui avait soulevé l’indignation du milieu, lorsque l’un de ces éminents hospitalo-universitaires avait été désigné dans une affaire d’échographie alors que, de notoriété publique, il n’avait jamais pratiqué un tel examen de sa vie. L’exemple des « rapports périodiques de tolérance » qui vient d’être évoqué est également illustratif : je connais personnellement des experts désignés dans les affaires sur la vaccination que je tiens pour remarquablement compétents dans leur spécialité, qu’ils soient neurologues, biologistes ou médecins légistes. Mais il est patent que pour qualifiés qu’ils aient été « dans leur partie », comme dirait Monsieur Homais, ils étaient strictement incompétents en l’espèce – centrée sur des questions de pharmacovigilance, pharmaco-épidémiologie ou encore de réglementation pharmaceutique : il est démontré par l’exemple, en particulier, que tous ces experts étaient dans une ignorance absolue de la réglementation (cf. note 63) spécifiant pourtant très précisément les modalités de suivi des médicaments une fois introduits sur le marché.

Ce type de situation pose évidemment un problème de déontologie individuelle et renvoie à la difficulté, pour certains individus – fussent-ils éminents – d’apprécier avec réalisme les limites de leur compétence effective[8]. Mais il renvoie aussi au problème justement évoqué par le Bâtonnier Mor, à savoir l’autisme institutionnel qui conduit un juge à désigner en lieu et place de la victime le technicien dont celle-ci a besoin : or, alors que, logiquement, on n’attend pas d’un magistrat qu’il ait des lumières sur toutes les questions techniques qui lui sont posées (et qu’il en résulte, par conséquent, qu’il va fixer son choix dans un épais nuage d’inconnaissance), l’expérience atteste qu’une personne victime d’un accident – médical, par exemple – et assez déterminée pour tenter l’aventure judiciaire, a pris généralement beaucoup de temps pour s’informer et que toute chose égale par ailleurs, elle en connaît généralement bien plus sur son sujet que le magistrat qui prétend décider pour elle – mais toujours à ses frais…

Enfin, un technicien peut être au top de sa spécialité tout en conservant une incompréhension radicale de ce qui rendra son expérience exploitable dans le contexte d’une procédure. La question posée est celle de la différence entre un expert tout court et un expert judiciaire : elle est assez importante pour que lui soit consacrée l’intégralité du chapitre suivant.

[1] Le problème, en effet, ne concerne pas exclusivement le vaccin contre l’hépatite B. L’un des plus éminents experts français – extrêmement impliqué dans la formation de ses collègues – m’a un jour fait part de son indignation après qu’un tribunal eut indemnisé une victime sur la base d’une de ses expertises où il s’était contenté d’affirmer que la responsabilité d’une transfusion dans la survenue d’une hépatite « ne pouvait être exclue ».

[2] Je ne parle même pas de l’expert privé – moi – qui s’était pourtant dûment présenté conformément à la déontologie en pareille matière.

[3] Même si selon la nomenclature officielle dont les insuffisances ne sont pas sans rapport avec les problèmes de compétence ici relatés, je sois resté plus de dix ans inscrit dans la catégorie « pharmacologie, toxicologie, produits dopants » alors que je n’ai aucune lumière particulière dans aucune de ces spécialités – une de mes plus grandes hontes ayant été d’être appelé par les Gendarmes tard un soir, pour analyser de l’herbe retrouvée dans les poches d’un rôdeur, alors que de ma vie, je n’ai jamais vu ne serait-ce que du haschich.

[4] Une expérience exactement contemporaine du jour où s’écrivent ces lignes illustre, s’il en était besoin, que la situation ici décrite renvoie bien à un dysfonctionnement global du système expertal français, et non pas aux sempiternelles querelles moliéresques entre professionnels de santé. Dans une affaire concernant l’incendie d’un établissement hospitalier et où je suis interrogé sur l’état de discernement du malade présumé l’avoir allumé, un éclat de rire inhabituellement consensuel réunit les trois avocates pourtant adversaires en l’espèce lorsque je m’interroge à haute voix sur les divergences non dissimulées qui opposent trois pyrotechniciens à un quatrième (que je connais vaguement comme un bon garçon). A ma question interloquée sur la justification d’une telle hilarité, l’une des avocates se fait la voix d’une voyante unanimité pour me répondre textuellement, à propos du dernier : « il est complètement incompétent ». Reste que ledit « expert » est inscrit sur les listes et régulièrement nommé, même dans les affaires les plus médiatisées (le tunnel du Mont-Blanc en l’occurrence : est-ce une garantie d’indépendance pour la Justice que des magistrats restent imperméables à une réputation assez notoire pour faire consensus même chez des avocates dont aucune n’est spécialiste en matière d’incendies ?

[5] Il est notoire (et même les magistrats du contrôle l’admettent), que les honoraires pratiqués par les experts dans les domaines de la construction et de l’immobilier sont, régulièrement, exorbitants.

[6] Interrogé dans les suites de l’affaire d’Outreau, Maître Soulez Larivière évoque ici la procédure pénal. Mais son propos sur ce point complète utilement celui de Maître Mor, tout à fait pertinent au civil, selon lequel il existe entre le juge et l’expert choisi par le juge ou par d’autres juges une sorte de collusion de fait imperméable à la victime, à ses espoirs ou à ses desiderata.

[7] Art. R. 5144-20 du code de la santé publique.

[8] Il pose également un problème de rigidité intellectuelle particulièrement répandu dans le monde hospitalo-universitaire français : une fois dûment informés, ne serait-ce que par mes soins, de l’existence de cette réglementation, nombre des experts concernés se sont obstinés à ignorer ces documents. Obstination d’autant plus impardonnable que même si ces derniers pouvaient à bon droit s’estimer incompétents pour interpréter ces rapports périodiques réglementairement très formalisés, la loi leur offrait la possibilité de solliciter le secours d’un « sapiteur », c’est-à-dire d’un autre expert disposant de la compétence qui leur faisait défaut sur ce point précis.

 

“Un expert ne juge pas”

 

Essayez de montrer à un expert judiciaire une expertise comportant une phrase comme celle qui suit :

Sur la base des éléments de fait récapitulés dans le présent rapport, l’Expert juge hautement improbable que les migraines dont se plaint la requérante soient en relation avec l’accident du 23/08/2003.

Grossièrement stéréotypée, la réaction fusera presque immanquablement : « un expert ne juge pas ». Il suffit pourtant de consulter ne serait-ce que le Petit Robert pour constater que, dans les six sens proposés à cet article, le verbe « juger » est loin de renvoyer systématiquement à un monopole des magistrats : « Plus on juge, moins on aime », dixit Balzac, cité parmi bien d’autres exemples dans la notice du dictionnaire. Que les experts judiciaires se crispent aussi unanimement sur de tels enfantillages terminologiques est donc un indicateur assez préoccupant quant à leur compréhension du droit et des contraintes inhérentes aux missions judiciaires qui leurs sont confiées.

Ayant occupé et continuant d’occuper des responsabilités élevées dans la corporation, un de mes amis, alors âgé de plus de 75 ans, m’expliquait que désormais expert « honoraire », il n’était plus désigné que par de rares magistrats relativement âgés également, et que ces désignations étaient sous-tendues par leur souci de maximiser les garanties procédurales : « ils veulent être sûrs qu’aucune erreur de droit ne sera commise dans les opérations d’expertise ». A quelque temps de là, je reçois d’un avocat copie pour information d’une lettre assez courroucée qu’il venait d’adresser à cet expert honoraire que, pour les besoins de la cause, on peut désigner comme le Dr Lapeyre : à l’occasion d’une expertise où ce dernier avait été missionné, l’avocat avait cru bon de se référer à quelques-uns de mes travaux publiés et s’était vu renvoyer par son adversaire, une importante firme pharmaceutique internationale, un dire pour le moins injurieux à mon égard. L’avocat s’étonnait donc qu’un technicien ayant durablement assumé des responsabilités éminentes dans la corporation expertale laisse passer sans piper mot une agression aussi caractérisée à l’égard d’un collègue – la chose lui paraissant d’autant plus inconcevable que, par ailleurs, les liens d’amitié professionnelle me liant au Dr Lapeyre étaient relativement notoires…

Bien qu’accoutumé aux procédés de cette firme pharmaceutique, j’étais moi-même à mille lieux d’imaginer qu’une figure de référence comme le Dr Lapeyre, que je prenais pour un homme de caractère, pût tolérer, dans une expertise, une attaque aussi lamentable à l’égard d’un confrère. L’ayant donc appelé pour lui faire part de mon agacement, je me heurtais d’abord à un mur de farouches dénégations : l’intéressé n’avait aucune notion du moindre propos m’ayant visé au décours de son expertise. Insinuant alors qu’en pareille instance, l’avocat de la victime ne pouvait quand même pas avoir inventé un dire inexistant de son adversaire, je me vis soudain rétorquer cet autre mémorable cri du coeur : « Tu ne crois quand même pas que je vais m’emmerder à lire leurs dires ! »

Je suis trop vieux – sinon blasé – pour m’effarer qu’un expert judiciaire assume hautement ne pas avoir à « s’emmerder » avec les dires des parties : j’ai rencontré des magistrats qui n’accordaient qu’un œil distrait aux conclusions des avocats pour peu qu’elles dépassent un certain nombre de pages… Mais qu’un expert ayant depuis longtemps atteint l’âge de l’honorariat, qui a consacré une part importante de son énergie à la formation de ses jeunes collègues, et qui se présente comme ultime caution juridique au bon déroulement de l’expertise revendique aussi spontanément un tel mépris pour les dires des parties, voilà qui ne laisse pas de préoccuper quant à l’appréhension réelle du droit par ceux qu’imposent les juges aux parties en vue d’une analyse censément impartiale du fait.

Car le fond du problème, c’est que le principe du contradictoire – qui justifie, entre autres, l’attention accordée par l’expert à chaque dire de chaque partie – est loin d’être une exigence juridique exclusivement : c’est, tout bonnement, un principe d’intégrité intellectuelle dont la portée technico-scientifique va de soi également. Globalement et même si les deux pratiques ne sont pas superposables, on ne voit pas ce qui, dans le droit – habité par un souci du fait et une exigence de traçabilité, de transparence, de reproductibilité et d’impartialité – serait à ce point incompatible avec les sciences qui, mutatis mutandis, cultivent des valeurs extrêmement proches. Pour ce qui concerne plus précisément le respect du contradictoire, force est de rappeler que ce principe élémentaire renvoie à une exigence d’impartialité et d’exhaustivité dans l’examen des arguments – qui devrait s’imposer naturellement à tout scientifique.

Par conséquent, les manquements à un principe aussi fondamental évoquent une légèreté intellectuelle ou une étroitesse de vues bien davantage qu’une passion pour l’Essentiel au détriment du détail. En l’espèce, justement, le Dr Lapeyre fait partie de ces experts évoqués plus haut qui tirent une naïve fierté d’avoir échappé à la médiocrité professionnelle du petit médecin de quartier grâce à leurs fonctions judiciaires, alors même que l’on chercherait en vain la moindre contribution technico-scientifique notable de leur part, que ce soit sous forme de publication, d’enseignement ou d’activité dans un Service tant soit peu significatif[1]. Il fait également partie de ces experts stigmatisés dans l’un de mes articles susmentionnés (cf. note 2) pour n’avoir jamais hésité à accepter une mission sur un médicament international (la vaccination contre l’hépatite B, par exemple) alors que la quasi totalité des pièces pertinentes sur ces questions est rédigée dans une langue qu’ils ne maîtrisent pas, l’anglais en l’occurrence : de la sorte, les techniciens concernés sont de facto dépendants des rares traductions disponibles parmi les centaines de documents essentiels, lesquelles – au prix de la page – ont plus de chances d’avoir été financées par les multinationales de la pharmacie que par des victimes plus ou moins ruinées.

A ce chapitre « Mépris institutionnel du contradictoire », on peut aussi inscrire l’expérience pluriquotidienne des avocats abruptement convoqués aux réunions d’expertise sans avoir été le moins du monde consultés sur leurs disponibilités. Cette pratique généralisée par laquelle l’immense majorité des experts judiciaires s’autorise à décider unilatéralement les dates de réunion n’est pas seulement un manquement grossier à l’élémentaire courtoisie : elle est aussi, et de nouveau, une regrettable contribution à l’inégalité des armes entre parties. Dans de nombreuses affaires, en effet – et pas seulement en médecine – la procédure oppose un individu s’estimant victime à une organisation de type hôpital, administration ou firme industrielle. Or, alors que le premier – particulier généralement handicapé par le préjudice financier inhérent au litige qu’il entend porter devant les tribunaux – n’a souvent pas d’autre issue que de s’octroyer les services d’une « petit » avocat, travailleur indépendant opérant le plus généralement seul ou dans une microstructure, son adversaire a, lui, largement les moyens de se tourner vers de gros cabinets, comportant plusieurs dizaines de collaborateurs parfois éminents. Dès lors, le stress de réunions d’expertises imposées au mépris de toute investigation préalable sur la disponibilité réelle des intéressés pèse évidemment bien plus lourdement sur les travailleurs indépendants ou les microstructures déjà sévèrement contraints par l’imprévisibilité notoire des audiences[2] : le « petit » avocat ainsi pris de court délèguera donc un jeune collaborateur, voire un stagiaire, voire personne s’il travaille vraiment seul, alors que le gros cabinet n’aura aucune difficulté pour envoyer à la réunion un, voire deux collaborateurs d’expérience en vue d’assister son client[3].

Ce mépris des principes pourtant fondamentaux de la procédure – respect du contradictoire, égalité des armes entre parties – signe d’autant plus crûment une incompréhension radicale du droit qu’il s’oppose à la crispation des mêmes experts sur des points de pur détail, voire des fantasmes assez saugrenus : refus d’adresser la parole aux parties en les raccompagnant (quand encore on les raccompagne), lecture intégrale en début de réunion d’une mission que toutes les parties connaissent parfaitement, etc. Que dire encore de la formulation ronflante où se complaisent rituellement certains experts tels le Dr Lapeyre – « Plaise à la Cour d’accepter les conclusions suivantes » – alors qu’il ne ressort en rien du Nouveau Code de Procédure Civile que les conclusions d’un technicien, en principe intransigeant, soient supposées « plaire » à qui que ce soit en quelque façon, et que j’ai même vu ladite formulation inchangée (« la Cour ») dans des rapports adressés à de simples TGI : qu’après des décennies de pratique, des experts ne soient pas à même de reconnaître la spécificité d’une juridiction d’appel est un autre indicateur préoccupant quant à leur appréciation du Droit. Je ne connais aucun article de droit stipulant que les conclusions d’un expert soient supposées « plaire » à leurs destinataires.

Dans l’affaire de l’hormone de croissance, encore, une partie civile m’a affirmé s’être vu rétorquer, en tout début d’expertise : « Taisez-vous ! Nous sommes au pénal : la seule chose que vous ayez à faire, c’est de répondre aux questions que nous vous posons ». N’ayant pas été témoin, je ne peux me porter garant du fait, mais l’expérience sonne juste, en ce qu’elle suggère une bien évocatrice fascination pour le simple décorum de la Justice qui – chez les médecins notamment – renouvelle, en le solennisant encore, celui de la Faculté. En l’espèce, on reconnaît bien les fantasmes qui sous-tendent une injonction aussi incongrue : le Pénal, la gravité, la sanction – pourquoi pas la geôle et les chaînes. En d’autres termes : on n’est pas là pour rigoler (à ceci près qu’en principe, la perspective de la geôle et des chaînes ne devrait pas concerner les parties civiles dans les affaires de ce type[4]…) La portée de l’anecdote s’élargit de ce que le collège des quatre experts ainsi auto-promus en inquisiteurs implacables comportait, entre autres, l’un des principaux responsables de la plus importante compagnie française d’experts judiciaires – chez qui l’on aurait pu espérer une appréhension tant soit peu plus appropriée de son rôle dans une expertise pénale : je n’ai, pour ma part, jamais considéré comme un ratage professionnel qu’un justiciable ressorte en souriant, voire en riant, d’une réunion d’expertise avec moi – fût-elle organisée dans le cadre d’une instruction pénale…

Si, pour basiques qu’ils soient, les principes de droit qui sous-tendent la procédure de l’expertise sont à ce point ignorés des experts judiciaires, qu’attendre alors de l’exigence encore plus fondamentale qui devrait gouverner la réalisation même de la mission : à savoir, notamment, une argumentation suffisamment didactique et transparente pour permettre aux parties l’appréciation critique du contenu de l’expertise. Problème d’égalité des armes, là encore, entre un particulier qui n’a le plus souvent d’autre recours que sa comprenette ou celle de son avocat, et des structures qui peuvent s’offrir tous les experts privés qu’exige la situation. Que penser, parmi mille exemples, de celui-ci qui tire son intérêt d’avoir été publié :

Ce chapeau [qui reliait la cabine du téléphérique à son câble tracteur] tenait largement les 3P sinus-alpha imposés par la réglementation[5].

C’est un symptôme très préoccupant de l’expertise française que de telles contributions ne soient pas purement et simplement annulées de principe : car, dans la mesure où les juges n’y comprennent manifestement rien, il en résulte que ceux-ci n’ont d’autre choix que s’aligner, purement et simplement, sur les conclusions de leurs experts. De telle sorte que c’est de facto à l’expert qu’il revient en pareille matière de dire sinon le droit, du moins le présumé « juste »[6] – alors même que ce dernier a ainsi donné toutes les preuves de sa radicale incompréhension du droit.

Bien pis : on peut dire que cette position – la plus courante des juges – consistant à s’aligner de principe sur les conclusions de leurs experts, fussent-elles aussi incongrues qu’illustré par l’exemple précédent – représente une regrettable prime aux manquements de ces derniers. C’est ainsi que dans une récente affaire d’accident mortel dû à un médicament, l’expert privé du demandeur s’opposait à l’expert désigné par le Tribunal en soutenant, pièces en main, que le traitement incriminé avait été prescrit au mépris de toute réglementation ; pourtant sommé par un dire de motiver son avis après avoir superbement ignoré les documents réglementaires et scientifiques précis ainsi produits par la partie requérante, l’expert désigné s’était alors contenté de soutenir que son point de vue était apparu « comme une évidence » à toutes les personnes en cause !

Déjà attestée par le Bâtonnier Mor et facilement documentable par la mise en parallèle des rapports, si faibles soient-ils, et des jugements qu’ils ont inspirés, cette fâcheuse tendance des juges à privilégier presque systématiquement les expertises ordonnées par la justice se repère également dans l’incroyable arrogance avec laquelle nombre de techniciens négligent de référencer leurs assertions ou de justifier leur raisonnement : tout se passe comme s’il leur suffisait d’affirmer pour être crus. Les exemples pourraient aisément être multipliés, mais les deux suivants suffiront. Dans une affaire pénale largement médiatisée qui concernait un grave problème de pollution industrielle, l’expert – simple généraliste dont on ne sait sur quelle compétence il avait été choisi – avait, en quelques lignes pressées, affirmé rien de moins qu’un lien « direct et certain » entre l’exposition à un toxique et l’infirmité dont se prévalait le plaignant. Ce que faisant, l’expert ne s’était pas seulement abstenu de fournir la moindre justification à son imputation : l’examen du dossier montrait qu’il n’existait aucune preuve de l’exposition du plaignant au toxique et que – cerise sur le gâteau – l’infirmité en question (une stérilité) pré-existait à la date alléguée par le plaignant pour sa prétendue exposition. Il faut aux juridictions un optimisme qui confine la foi pour continuer de considérer comme « experts » les auteurs de rapports aussi nuls. Dans une autre affaire déjà mentionnée concernant le décès d’un jeune homme et où la suite a fait apparaître que le toxicologue désigné comme expert était notoirement considéré comme « un con » par ses pairs, une première expertise, opérée juste après le décès par un précédent expert, avait conclu à la présence d’amphétamines à des doses mortelles ; la seconde expertise, elle, opérée sur les prélèvements congelés, ne retrouvait aucune trace d’amphétamines. Pour agaçant qu’il soit, ce genre de paradoxe peut se produire et appelle une discussion serrée des techniques de dosage utilisées à chaque étape, avec à chaque fois évaluation du risque de faux positifs ou de faux négatifs. Or, loin de sacrifier à une exigence aussi incontournable, le second expert s’était contenté de conclure sur son résultat, sans un mot de discussion sur la discordance qui sautait pourtant aux yeux du moins initié. Le fantasme qui sous-tend un comportement aussi aberrant est parfaitement clair : pour l’intéressé – le second expert, en l’occurrence – il va tellement de soi que son avis sera suivi par le juge que l’idée même d’une justification ne le traverse pas.

Que dire, alors, de ces experts judiciaires qui, non contents de sacrifier à tous les manquements qui viennent d’être listés, y ajoutent une grossière partialité ? Dans une expertise civile où, entre autres incongruités, le collège désigné par le Tribunal soutenait notamment que l’on pouvait observer « sur les clichés APG chronologiquement : clichés OD, 19,7 TA hyperhémie papillaire avec papille floue + reflet maculaire, 23,2 TAV id » et le reste à l’avenant, les experts avaient à ce point pris fait et cause pour la requérante que, durant toute leur rapport, ils ne cessaient de désigner son adversaire (une firme pharmaceutique) comme « les contradicteurs »… De nouveau, on ne sache pas que des manquements aussi grotesques à l’impartialité dans son acception la plus basique aillent chercher la moindre sanction de l’administration judiciaire.

Le présent chapitre a été introduit par l’interrogation qui achevait le précédent : qu’est-ce qui distingue un expert judiciaire d’un expert tout court ? La réponse devrait aller de soi : à compétence technico-scientifique censément équivalente avec l’expert-tout-court, l’expert judiciaire est supposé ajouter une compréhension du droit et des attentes des juristes (laquelle n’a évidemment rien à voir avec une compétence en droit) impliquant notamment le respect scrupuleux des principes procéduraux (contradictoire, égalité des armes, impartialité), ainsi que le travail interdisciplinaire visant à clarifier ses arguments à destination des profanes et à justifier leur articulation en vue d’une éventuelle critique. Or, sur les exemples qui viennent d’être examinés – qui pourraient être facilement multipliés – il est démontré que non seulement « l’expert » judiciaire français désigné par les tribunaux n’a souvent aucune compétence notable, mais encore qu’il a coutume d’ignorer impunément tant les principes de droit les plus fondamentaux que l’exigence pourtant naturelle d’interdisciplinarité et de didactisme qui est au cœur de sa mission. C’est tous les jours, pourtant, que la cause des demandeurs est suspendue à la désignation de tels « experts », qu’il leur revient, en plus, de rémunérer sur leurs fonds personnels.

Un dernier exemple achèvera d’illustrer les conséquences vertigineuses d’un système « expertal » aussi défectueux. Dans les affaires concernant la vaccination contre l’hépatite B, on l’a dit, des dizaines d’expertises judiciaires ont été ordonnées par des juridictions civiles : les rapports résultants que j’ai vus – ils sont nombreux – ont tous fait une large utilisation des avis rassurants de l’administration sanitaire, eux-mêmes inspirés des conclusions de l’enquête nationale de pharmacovigilance mise en place par les autorités françaises depuis juin 1994 et présentés, à ce titre, comme expression d’une évaluation neutre, impartiale et objective à laquelle s’est, bien entendu, rangée l’immense majorité des juges. Or, il existe un texte réglementaire précis spécifiant que de telles enquêtes sont menées en constante « concertation » avec les fabricants concernés et que les conclusions en sont rédigées « en commun » avec eux[7]. C’est dire, par conséquent, que des dizaines de décisions de justice ont renvoyé les demandeurs à leur misère en se fondant sur des « expertises » qui ont pris pour argent comptant des évaluations présentées comme impartiales alors qu’elles avaient été co-rédigées par le défendeur ! C’est dire, en d’autres termes, que des dizaines de décisions de justice incluant des arrêts de cassation, placidement commentées par les plus prestigieuses des revues juridiques, se sont basées sur des expertises qui ont régulièrement violé le principe du contradictoire dans son application la plus élémentaire : ne pas privilégier sans raison – et plus encore : sans le dire – la voix d’une des parties…

A cet endroit, le distinguo incompétence technico-scientifique/ incompétence judiciaire qui a structuré les deux derniers chapitres s’efface devant l’ampleur du désastre. C’est parce que les experts désignés étaient techniquement incompétents (totalement ignorants, en particulier, de la réglementation mentionnée en note 70) qu’ils ont dissimulé l’intervention des fabricants dans des avis présentés comme impartiaux, et c’est parce que le système judiciaire français les entretient – que dis-je : les encourage – dans la quiétude d’une douce irresponsabilité (cf. plus haut) que même les plus intelligents et les plus scrupuleux d’entre eux n’ont pas éprouvé le moindre besoin de s’interroger sur leur compétence réelle en pareille espèce, l’ensemble réalisant les conditions d’un scandale sans précédent à ma connaissance : des dizaines, voire des centaines de rapports d’expertise réalisés dans le mépris absolu du principe le plus sacré en matière judiciaire – le contradictoire.

Au fait : pourquoi ces affaires de vaccination fournissent-elles aussi facilement et en aussi grand nombre des illustrations ravageantes du propos auquel est consacré le présent livre ? Au moment où les USA commencent d’indemniser les accidents liés à cette vaccination étrangement toxique, l’aspect caricatural des exemples ici cités tient précisément au vice le plus profond du système expertal français. Alors que même les moins informés sur l’affaire constatent qu’elle tient, pour l’essentiel, à un « conflit d’experts » – l’industrie pharmaceutique ayant indubitablement le pouvoir financier de noyer chaque contribution significative dans un flot de contre-contributions ineptes mais signées par des experts à la botte[8] – le traitement judiciaire de telles affaires devrait normalement passer par l’une des deux voies suivantes :

  • le juge s’estime directement capable de discriminer le vrai du faux dans le conflit d’experts, ce qui n’est manifestement pas le cas ;
  • chaque partie choisit son propre expert judiciaire lequel prend en charge le travail interdisciplinaire d’expliquer au juge la nature des problèmes, à charge pour ce dernier de se faire sa propre opinion entre deux argumentations aussi antagonistes : c’est manifestement la voie choisie, non sans succès apparemment, par les Américains.

Dans son vice constitutionnel, le système expertal français, lui, esquive cette alternative pourtant incontournable, et porte de la sorte à son acmé l’absurdité de la situation. Pour trancher dans le débat d’experts, les juges français désignent à l’aveuglette un « technicien » (ou un collège expertal, ce qui revient au même, puisqu’il n’est pas choisi par les parties) réputé au-dessus des parties, dont il est patent – et parfaitement démontré ici – qu’il n’a en réalité aucune compétence pour l’espèce et qu’il se range, par conséquent, vers ceux des « experts » dont les vues sont le mieux et le plus largement médiatisées : or, des numéros deux et trois de l’industrie pharmaceutique mondiale opposés aux pauvres aides-soignantes de l’Assistance publique et autres femmes de ménage, on devine presque sans peine laquelle de ces parties antagonistes a le plus les moyens de médiatiser son point de vue[9]

Les conséquences humaines d’un tel désordre seront illustrées par le sort de Mme Q. Pour cette humble comptable désormais en invalidité malgré son jeune âge, épouse d’un artisan lui-même frappé par un grave infarctus dans le stress résultant, le coût de la procédure auquel s’ajoute celui des dépens s’élève, d’après son avocat, à près de 20 000 euros… Or, la teneur des décisions judiciaires qui auront ainsi ajouté sa ruine financière à la misère de la maladie aura tenu, en tout et pour tout, aux sept pages d’un rapport lamentable ignorant l’intégralité des pièces technico-réglementaires pertinentes (les rapports périodiques de tolérance, en particulier), présentant comme impartiaux les avis de l’autorité sans la moindre considération pour le fait qu’ils avaient été rédigés « en commun » par l’adversaire de Mme Q., et signé par trois « experts » dont deux adoptent, au mépris du Droit, des comportements de gamins capricieux dès lors que l’on ose évoquer comme simplement possible une éventuelle responsabilité du vaccin tandis que le troisième proteste hautement contre l’indemnisation des victimes en référence à « l’honneur » de ses collègues.

Cependant, la Justice française aura contraint cette malheureuse à rémunérer de ses pauvres deniers le sinistre trio qui lui aura ainsi tiré une balle dans la nuque…

[1] Ce silence des banques de données quant aux contributions technico-scientifiques réelles du Dr Lapeyre s’opposant au nombre considérable d’articles publiés par lui au titre de ses responsabilités « d’expert » judiciaire : tout le problème est bien dans cette discordance…

[2] Dans l’une des dernières affaires où dont j’étais en charge, la Cour d’Appel de Paris m’avait convoqué pour le matin dès l’ouverture du Palais, je suis passé en fin d’après-midi, sans autre occupation qu’attendre qu’on veuille bien me faire signe.

[3] A ce sujet, on relèvera comme surprenant que l’Ordre des avocats n’ait pas encore eu l’idée d’entreprendre une action concertée pour coordonner la résistance de ses membres à ce type d’arrogance expertale.

[4] On en revient à l’impression récurrente des victimes dont les témoignages ont été présentés en première partie : l’impression d’être fautive, « mais de quoi » (Mme Q) ?

[5] Pic de Bure : la cour se heurte à la complexité des explications des experts. Le Monde, 19/11/03

[6] Girard M. La défectuosité: vers une réappropriation juridique du fait? Petites Affiches 2006; (132):8-14

[7] Agence du médicament. Bonnes pratiques de pharmacovigilance, déc. 1994. La portée réglementaire de ce texte a été précisée par le décret n° 95-278 du 13/05/95.

[8] Comme parfaitement illustré par les « conférences de consensus » organisées en France en septembre 2003 et novembre 2004, dont l’irrégularité – là encore : par rapport aux textes en vigueur – était tellement patente qu’elle m’a conduit, les deux fois, à alerter préventivement le Procureur de Paris en référence explicite à mon devoir d’assistance à personne en péril.

[9] Notamment dans des revues anglo-saxonnes qui fonctionnent au prestige sur des « experts » judiciaires dont on a dit qu’ils étaient le plus souvent incapables de lire l’anglais. L’un des co-experts qui s’est autorisé à bloquer la diffusion de mes conclusions d’expertises m’a écrit pour me reprocher explicitement d’avoir osé critiquer des articles du New England Journal of Medicine. Usant du même argument, l’un de ses collègues – opérant dans l’un des plus grands services de neurologie de la région parisienne – s’est vu alors invité à venir discuter sur pièces avec moi : cette ouverture s’est heurtée à une fin de non recevoir, au motif que mon contradicteur « n’était pas compétent pour ce faire ». On ne saurait illustrer plus crûment mon propos : « l’expert » n’est pas compétent, mais cela ne le gêne pas pour se prononcer sur la portée de travaux auxquels il ne comprend rien, mais qui ont été publiés dans la plus prestigieuse revue médicale internationale…

Pour en finir avec l’expertise française

Je l’ai dit : quoique l’essentiel de cette contribution ait été écrit voici une vingtaine d’années, il m’a fallu attendre aujourd’hui (avril 2021) pour en faire état – abstraction faite des témoignages eux-mêmes que je me suis décidé à rendre publics voici trois ans, et dont le succès de réception est patent. Au moins quatre circonstances rendent compte de ma procrastination.

  1. Tout en concédant que mon propos était une remarquable analyse de l’expertise à la française, une avocate fort insérée dans le milieu médiatique et éditorial à qui j’avais passé le manuscrit presque achevé (pour avoir son avis sur la publiabilité de la chose) m’a objecté de façon catégorique que cela ferait mauvais effet de se poser comme modèle d’expert (« l’expert qui fait son travail ») par opposition à la masse des autres (« l’expert indigne ») : ce n’était ni mon propos, ni mon objectif, et j’avoue que ça a cassé mon élan.
  2. C’est aussi le moment où je me suis trouvé happé dans un harcèlement judiciaire sans précédent qui m’a épuisé et ruiné.
  3. À mon immense surprise, que ce soit chez les magistrats, chez les avocats, chez les médecins, dans les médias, dans les associations, je n’ai trouvé personne pour me soutenir.
  4. M’étant laissé happer dans un nouveau combat (la fameuse pandémie H1N1) malgré ma fatigue et mes difficultés financières, j’ai dû assumer une immense présence médiatique alors que je déteste ça (c’était l’époque où je me trouvais invité par un média deux ou trois fois par semaine, sachant que je ne sacrifie jamais à ce genre d’invitation sans l’avoir soigneusement préparée).
  5. Cela a été mon traitement antidépresseur que de me lancer dans la rédaction de nouveaux livres : d’abord, la Brutalisation (en 2013), puis l’Amour sans la mort (au tout début de 2021), puis un essai (en cours) sur les rapports entre les sexes.

Dans l’entretemps, les choses ont-elles changé ? La folie autour du covid autorise à répondre catégoriquement « NON ». À preuve qu’à titre d’économie énergie, l’essentiel de ma contribution sur le sujet a consisté à reprendre textuellement mes écrits passés, sur arrière-fond de radotage avec les mêmes experts – le seul tenu à l’écart étant aussi le seul qui n’a rien à renier de ses écrits passés : l’auteur de ces lignes…

C’est un sujet d’amusement ironique que mes dernières expertises aient été l’occasion de croiser les mêmes cons, avec les mêmes comportements débiles, comme l’illustre l’histoire suivante. Au cours d’une affaire techniquement assez complexe concernant un dérapage iatrogénique faramineux qui se tenait à l’hôpital Necker, je vois arriver comme expert privé de la partie adverse (l’APHP pour ne pas la nommer) le professeur Z. Après une brève salutation froide et formelle, pendant que les deux experts judiciaires sortent leur dossier, le prof. Z se met à discuter avec les avocats de son client, mais manifestement en cherchant à me prendre à partie. À un moment, il déclare à haute et intelligible voix : « vous êtes un con ». Je ne daigne même pas répondre, me contentant de sourire ironiquement.

Mais le mari de la victime ne l’entend pas de cette oreille. Sitôt la réunion conclue, il raccompagne à son bureau l’avocat de son épouse et, avec son aide, il porte plainte à l’Ordre des médecins contre le prof. Z en raison du comportement évidemment antidéontologique à mon égard.

Panique à bord : l’Ordre des médecins sommé de sanctionner un éminent hospitalo-universitaire !… La conseillère en charge de la séance ne sait plus où se mettre, parfaitement consciente que si elle déboute le demandeur, il partira en appel et que, devant cette instance composée de vrais magistrats, l’insulteur sera condamné quasiment à coup sûr. Bon gré mal gré, elle arrache à mon insulteur une minuscule phrase d’excuses pour clore le procès-verbal de la séance…

Que cette histoire me revienne en mémoire à la fin de cet essai n’est pas un hasard : car à elle seule, elle est un condensé de tout le reste.

  • En expertise, il est fréquent que les parties ou leurs conseils s’affrontent, et le ton peut monter très vite. C’est aux experts de faire la police et d’imposer un minimum de tenue aux parties (d’expérience, c’est parfaitement possible). Ceux-là n’ont pas bronché (j’ai su ultérieurement qu’ils avaient été estomaqués par le comportement du Prof. Z.)
  • Gardien de la déontologie, l’Ordre s’est une nouvelle fois ch*** dessus, pour nulle autre raison que sa veulerie face aux hiérarchies universitaires, dont on connaît la portée (j’ai indiqué que hormis être un fils de, le prof. Z. était un nul patent[1]).
  • Mais j’ai gardé le meilleur pour la fin : le prof. Z est professeur de médecine légale – donc chargé d’enseigner la déontologie aux étudiants…

[1] Je n’ai pas pu me défaire de l’impression que lors de cette séance, il était sous l’empire de l’alcool.

Conclusion : Roncevaux

Si l’envie me prenait de pasticher le premier roman écrit dans notre belle langue (d’ailleurs en voie de perdition), je pourrais dire :

Ici finit la geste que Girard a racontée

À y réfléchir, il y a peut-être quelque chose de profond dans cette intuition intertextuelle :

  • Je n’ai pas connaissance qu’ait été publié un tableau aussi cru de la déliquescence où baigne l’expertise à la française : il y a bien quelque chose de fondateur dans cet essai.
  • Dans mon combat, j’ai croisé mon lot de traitres et de losengiers.
  • J’ai vu se dresser contre moi les armées immenses de la justice, de la médecine, des médias, toutes alliées contre l’exigence de vérité.
  • J’ai fait face à ces ennemis innombrables, et c’est eux qui ont eu peur de moi : aucun, même pas le président de la Cour de cassation, même pas le garde des Sceaux, n’a osé m’affronter à la loyale.

Cependant, à la différence de Roland, je n’ai pas péché par orgueil : je n’avais d’autre loi que mon serment « d’apporter mon concours à la justice » : de servir, et pas de me servir….

Mais à la différence de Roland aussi, je n’ai pas eu honte de me dire que je finirais par succomber sous le nombre. Et j’ai soufflé dans mon cor à m’en péter les veines du cou pour appeler au secours.

Mais à la différence de la chanson de Roland, personne n’a entendu mon olifant. Aucune armée ne s’est portée à mon secours, et personne n’est venu venger mes peines et ma souffrance.

J’étais seul, désespérément seul – et je le suis resté…