A quoi bon ?

« Âgé de cent mille ans, j’aurais encor la force
De t’attendre, ô demain pressenti par l’espoir. »

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Je l’ai écrit depuis déjà un certain temps : « quand, en médecine, on vous parle de précaution, commencez par rechercher le cadavre de la prudence – et retrouvez les assassins » . Mais à l’époque où j’avais formulé pour la première fois cette idée, c’était avec l’intention de dénoncer la précaution invoquée pour dissimuler rétrospectivement les écarts à la prudence hippocratique (« D’abord, ne pas nuire ») qui avaient permis tel ou tel scandale : devant l’avalanche d’accidents suscités par la promotion d’un médicament insuffisamment évalué, les fabricants ou leurs sponsors de l’administration sanitaire finissaient par admettre qu’il y avait peut-être lieu de modifier l’information destinée aux patients , voire d’interdire le produit en question – tout cela sous l’étendard de la « précaution » brandi effrontément pour ne pas avouer formellement qu’on avait fait n’importe quoi.

Mais en une accélération effrayante de la régression morale que subit actuellement la pratique médicale, la situation s’est radicalement modifiée en moins de dix ans. Les prédateurs de la santé – et leurs protecteurs – n’ont plus besoin de « la précaution » comme cache-misère rétrospectif de leur cynisme enfin pris sur le fait : totalement rassurés par les autorités quant à leur impunité, ils retournent désormais ce mot en injure infamante à l’égard de quiconque prétendrait, si peu que ce soit, limiter leurs dégâts – ou en réclamer la réparation. Alors que même si elles sont loin d’être allées au bout d’une analyse simplement décente, les diverses commissions d’enquête sur la grippe porcine de 2009 se sont au moins entendues sur le constat d’une mystification à but lucratif, on reste confondu par le nombre d’intervenants dans le débat public – experts pourtant roulés dans la farine nauséabonde de leur corruption, journalistes serviles, responsables administratifs incompétents, politiques complaisants – qui décrédibilisent toute contestation du système au seul motif d’une « précaution » supposée excessive. Dans le débat actuel sur les failles de la médecine ou de la pharmacie, ravaler une critique à un simple souci de « précaution », c’est remontrer à son auteur qu’il n’a pas de culotte – pour rester poli : la prudence hippocratique ayant ainsi été rangée parmi les ustensiles de la préhistoire, la précaution devient le stigmate d’une dégénérescence morale, d’une impuissance physique (voire sexuelle) et d’une cachexie intellectuelle …

Le hasard fait que, écrivant ces lignes, je suis en train de lire – sur recommandation d’une correspondante – l’ouvrage récent de l’économiste Jacques Généreux, La grande régression. C’est un pur hasard, je le répète, et les idées qui structurent le présent texte sont évidemment bien antérieures à cette lecture : mais pour ne pas être accusé de plagiat et me dispenser d’un usage toujours lassant des guillemets, qu’il me soit permis de dire que je pourrais reprendre presque mot pour mot (en remplaçant simplement ses références économiques par celles qui relèvent de ma spécialité) le propos de son premier chapitre – notamment lorsqu’il dénonce la « pétrification » des esprits qui réduit à l’impuissance la critique du système malgré l’évidence de ses tares et la flagrance de ses échecs.

Les déterminants généraux évoqués par Jacques Généreux s’appliquent évidemment au cas particulier des industries de santé qui sont, on le sait, probablement les plus rentables d’un monde économique lequel, pourtant, ne manque déjà pas de secteurs scandaleusement rentables. Citons sans esprit d’exhaustivité : la recherche d’une rentabilité maximale sans aucun souci de l’avenir, le remplacement d’une éthique professionnelle par une réglementation qui nourrit sa profusion tentaculaire de ses constants échecs , la privatisation de l’Etat-nation (via une mainmise de fait sur l’assurance maladie et l’administration sanitaire), « la colonisation des esprits » par l’exploitation intéressée des dérives morales contemporaines – à savoir l’obsession de jouissance à court terme et le rejet narcissique de toute limitation (à commencer par celles du corps) et de toute contrainte (à commencer par celles du transgénérationnel, du vieillissement et de la mort).

En cette espèce particulière de la santé, l’opinion publique peine à fixer sa doctrine relativement aux bénéfices ou aux risques de la médecine : il faudrait croire, et simultanément, que nous devons à celle-ci une réduction prodigieuse des maladies ainsi qu’un immense allongement de la durée de vie, et s’indigner sans nuance de ses échecs ou de ses turpitudes.

A l’heure où s’écrivent ces lignes, le public apparaît ainsi révulsé par le scandale Médiator qui succède à celui, d’une toute autre ampleur, de la grippe porcine, mais au moment même où l’on organise sans rire une « journée mondiale contre le cancer » juste au sortir d’une grande campagne pour les mammographies et tandis que, pour honnie qu’elle soit, l’industrie pharmaceutique continue d’engranger des bénéfices colossaux dont rien n’indique qu’ils aient été à proprement parler volés : dans la plupart des cas (abstraction faite des réquisitions), personne n’oblige les citoyens à payer des médicaments – surtout quand ils sont défectueux.

En fait, il n’y a rien de très spécifique à la médecine dans cette sorte de schizophrénie intellectuelle. Parmi bien d’autres sans doute, deux dictons illustrent cette « sagesse populaire » si souvent invoquée par les bons esprits comme remède infaillible contre la perversité des théoriciens : « qui se ressemble s’assemble », alors que « les contraires s’attirent »…

La vérité, c’est justement que l’esprit humain peine à reconnaître la vérité – qu’il s’agisse des impulsions du moi vers les autres (mon contraire ou mon semblable ?) ou des fantasmes que tout un chacun entretient relativement à la puissance et à la fragilité de son corps. L’oscillation des gens entre vénération et détestation à l’égard des soignants est probablement aussi vieille que le monde et il ne serait pas bien difficile d’en retrouver des traces aussi anciennes que continues tout au long de l’histoire.

Cela posé, qui mériterait à lui seul de longues études, il est incontestable que l’époque actuelle voit une conscientisation accrue des gens à l’égard de certaines faillites médicales, notamment celles liées à des médicaments intolérablement toxiques. Mais de même qu’avec la grippe porcine, en 2009, où – en France, du moins – ceux qui flairaient l’entourloupe ont été d’emblée majoritaires, les gens manquent d’informations et de raisonnements qu’ils puissent s’approprier pour justifier une méfiance quasi instinctive qui les laisse sinon en position d’infériorité en face « des sages et des savants » leur enjoignant, imperturbablement, d’écouter les experts – surtout dès lors que la survie de leurs enfants ou l’intégrité de leur appareil génital est en jeu. Combien de messages pressants n’ai-je reçus de jeunes parents angoissés qui m’assuraient avoir parfaitement intégré mon argumentaire contre la vaccination grippale, mais me suppliaient de leur en fournir un autre pour leur permettre de résister aux pressions pédiatriques en faveur du ROR, de Prevnar, de Gardasil ou autres vaccins antiméningocoques… Combien de missives exaspérées n’ai-je point reçu de femmes qui m’assuraient de toute leur estime pour mon engagement contre les vaccinations inutiles, mais m’incitaient à considérer que eu égard à leur expérience du cancer mammaire (qu’il concerne le leur, celui de leur mère, de leur sœur ou de leur cousine), j’avais surtout un droit – pardon, un devoir : celui de la fermer à propos des mammographies… Combien ne compté-je point d’ardents défenseurs prêts à se faire passer sur le corps en mon honneur quand je m’attaque à l’establishment médical, mais qui me renvoient instantanément aux limitations de ma compétence ou de mon information dès qu’il me vient l’idée saugrenue de revendiquer la même rigueur d’évaluation pour l’homéopathie ou les pratiques holistiques, alternatives et autres médecines réputées « douces »…

C’est justement à cette déréliction que mon engagement dans le débat public prétend répondre : comprendre et choisir – l’objectif n’a pas changé dans l’évolution de l’actualité.

A quoi bon ? diront ceux qui, à juste raison, s’effarent de voir revenir impunis les mêmes experts lesquels, non contents de reprendre à l’identique et sans rougir l’argumentaire qui les a déjà ridiculisés, ne craignent pas de tourner en dérision les contre-arguments pourtant décisifs qui leur ont fait mordre la poussière : tel cet expert lyonnais, constamment démenti par les faits malgré sa prétention inaugurale à détenir « la vérité » et qui n’a pas peur de dénoncer comme « une idiotie » l’intuition pourtant difficilement contestable qui a conduit B. Debré à rétrograder en « grippette » l’atroce pandémie annoncée au printemps 2009.

A quoi bon ? diront ceux qui sont logiquement écoeurés de voir les parlementaires les plus concernés par le lamentable échec des commissions d’enquêtes sur la « pandémie » H1N1 déclarer à qui veut l’entende que « la grippe porcine, tout le monde s’en fout » et organiser une tempête dans un verre d’eau avec l’affaire Médiator, pourtant sans commune mesure iatrogène ou financière – et qui, de toute façon, relève exactement des mêmes dysfonctionnements que ceux qui n’ont pas été plus appréhendés par cette dernière commission d’enquête que par celles qui ont précédé.

Cependant, quelles que soient les falsifications éhontées des experts, quelles que soient les obstinations bornées des responsables politiques, quels que soient les brouillages du réel opérés par les médias et les journalistes à la botte, la conscientisation des gens progresse comme attesté par les deux exemples suivants, pourtant simplement tirés de l’expérience.

Nous sommes en février 2008 et je participe à une émission télé de relativement grande écoute. Assis en face de moi, mon contradicteur ne cesse de s’abriter derrière « la science » – qu’il représente – et « l’unanimité » des experts – à laquelle il appartient – pour réfuter mes arguments sur la toxicité des vaccins contre l’hépatite B. A elle seule, cette pauvre sophistique est déjà un aveu d’impuissance : s’approprier la Science et l’unanimité des experts (« tous les experts s’accordent à penser que … »), c’est poser comme allant de soi que les contradicteurs ne sont ni scientifiques, ni experts – alors qu’il n’est déjà pas certain que le problème médico-technique de l’espèce relève à proprement parler de « la » Science et que, de toute façon, je n’ai pas la notion d’une seule problématique scientifique significative qui ait fait l’objet d’une unanimité (qu’il suffise de penser aux controverses actuelles sur le réchauffement climatique ou sur les OGM). Non sans ironie, je finis donc par suggérer à mon adversaire qu’il serait mieux venu d’assumer ses innombrables liens d’intérêts avec les fabricants de vaccins : la chose, avec lui, est tellement notoire, qu’avant de venir à l’émission, j’ai pris soin d’en établir une liste – impressionnante quoique sans garantie d’exhaustivité – que je brandis alors en rappelant qu’en l’espèce, je ne fais que me référer aux exigences de la loi, dont les décrets d’application sont parus depuis maintenant près d’un an . Mal m’en prend, car je serai privé de parole sur tout le reste de l’émission, et la séquence hors micro sera encore plus grangignolesque : tandis que, manifestement hors de lui, l’expert pris en flagrant délit vitupère qu’on lui a tendu « un guet-apens » et menace de faire intervenir ses avocats, le journaliste – soutenu par son équipe – me blâme d’avoir fait perdre du temps aux téléspectateurs avec des problèmes « qui n’intéressent personne », tandis que, très gêné, l’avocat « de victimes » qui participait également (et sur lequel je comptais pour rappeler solennellement les exigences de la loi) croit s’en tirer en rappelant avec une indulgence toute paternelle que mon goût pour « la provocation » est bien connu… Au sortir du démaquillage, surexcité par l’unanimité inattendue de ses soutiens, mon contradicteur refuse dans un grand mouvement d’opprobre de me serrer la main et je quitte donc le studio sous la réprobation générale – en me disant que ce n’est pas demain que j’y remettrai les pieds. C’était il y a trois sans seulement, presque jour pour jour : j’y suis finalement plusieurs fois retourné et, de toute façon, le journaliste n’a plus besoin de moi pour asticoter ses invités sur leurs liens d’intérêts présumés. Aujourd’hui, même dans la presse le plus clairement à la botte, quel journaliste oserait mettre aussi crûment hors jeu la problématique des conflits d’intérêts ? Les choses avancent, par conséquent…

Deuxième exemple : nous sommes cette fois en mars 2006. Dans une affaire de sclérose en plaques gravissime (le plaignant, marathonien au moment des faits, ayant aujourd’hui une incapacité permanente totale de 99%) et où, à l’échelle individuelle au moins, le lien de causalité avec le vaccin contre l’hépatite B saute aux yeux du spécialiste de pharmacovigilance, la Cour d’appel de Versailles casse le jugement de première instance qui condamnait le fabricant, en observant notamment que « le renouvellement de l’A.M.M [autorisation de mise sur le marché] dont bénéficie systématiquement le vaccin XXX laisse supposer l’intérêt thérapeutique du vaccin et la démonstration qu’il remplit les critères de qualité, sécurité et efficacité, exigés et contrôlés par l’AFSSAPS, que la sécurité réglementaire du produit à laquelle on peut légitimement s’attendre au sens de la directive européenne, correspond à la conformité du produit aux normes ci-dessus rappelées ». Ce que faisant, la Cour d’appel – probablement celle qui, avec Paris, juge le plus grand volume d’affaires pharmaceutiques (la plupart des grandes firmes ayant leur siège social dans le ressort de l’une ou l’autre Cour) – pose comme allant de soi que le processus d’autorisation de mise sur le marché ne peut être défaillant : elle s’interdit donc de comprendre pourquoi, dans l’affaire Acomplia, ce produit du numéro un pharmaceutique français sera enregistré par les autorités européennes comme anorexigène alors qu’il sera rejeté à l’unanimité par les autorités américaines ; elle s’interdit également de comprendre pourquoi, un pays comme la Belgique – qui ne s’est jamais posé comme un modèle d’évaluation pharmaceutique – rejetait l’enregistrement de Médiator dès 1978, soit plus de 30 ans avant que l’AFSSAPS ne s’avise que ce même produit ne remplissait pas « les critères de qualité, sécurité et efficacité » évoqués par la Cour d’appel. Plus grave encore, en imaginant que l’AMM estampille l’absence de défaut, la Cour pose une fois pour toutes que la fameuse loi sur les produits défectueux (dérivée de la directive européenne du 25/07/85 « en matière de responsabilité des produits défectueux ») n’a et n’aura jamais aucune pertinence en matière de médicaments – puisque on n’imagine simplement pas trouver sur le marché un médicament sans AMM : on croyait savoir que c’était comme par hasard les firmes pharmaceutiques qui avaient retardé de tout leur pouvoir de lobbying la finalisation de cette directive (précisément parce qu’elles avaient d’emblée perçu comment son application pourrait lui être dommageable), mais même ses plus farouches adversaires n’auraient pu espérer une oreille aussi complaisant au niveau d’une juridiction française. Exit le défaut en matière pharmaceutique… Ainsi illustré que des juridictions parmi les plus impliquées dans les litiges médicamenteux ne comprennent manifestement rien à la règlementation et aux pratiques du monde pharmaceutique, reportons-nous à présent au 26 août 2009, au moment où la mystification pandémique H1N1 est à son maximum : dans une toute petite interview accordée au journal France-Soir, j’y aborde pour la première fois une question éminemment réglementaire, en m’étonnant que l’utilisation des vaccins soit déjà programmée alors qu’ils n’ont pas encore reçu d’autorisation de mise sur le marché, me demandant ironiquement ce que vont devenir les campagnes vaccinales si cette AMM est refusée et indiquant, pour finir, qu’en quelque 30 ans de pratique médico-pharmaceutique, je n’ai encore jamais vu un médicament développé en quelques semaines au maximum. Sans doute de bouche à oreille, l’argument va se répandre comme une traînée de poudre : les sondages ultérieurs placeront la défiance à l’égard d’un développement bâclé largement en tête des motifs ayant conduit plus de 90% de la population à refuser la vaccination anti-H1N1. En l’espace de quelques semaines, nos concitoyens auront ainsi bien mieux saisi que la Cour d’appel de Versailles l’essentiel du processus gouvernant le développement et l’autorisation des nouveaux médicaments.

Les choses avancent, disais-je…

Elles avancent d’autant plus que, l’année suivante, les citoyens – qui n’ont rien oublié – vont cette fois boycotter la campagne de vaccination contre la grippe saisonnière, prenant au dépourvu les autorités sanitaires qui n’avaient manifestement pas anticipé que les gens ne sont pas aussi bêtes, ni oublieux, qu’elles l’imaginaient. D’où, probablement, cette affaire Médiator où, à l’occasion d’un scandale minuscule toutes choses égales par ailleurs, on organise une grande cérémonie incantatoire et expiatoire visant à faire accroire aux gens qu’on les a entendus cinq sur cinq, qu’on va voir ce qu’on va voir et qu’ils peuvent se rendormir : il faudrait comprendre que, avant longtemps, on aura fait place nette pour qu’ils puissent retrouver la confiance dans un système entièrement remis à neuf et retourner, comme s’il ne s’était rien passé, dans le giron des « experts » et autres bienfaiteurs de l’humanité qui n’ont d’autre souci que la santé de leur prochain…

  1. Robert Desnos, Demain (1942)