Médicaments dangereux : les bonnes feuilles

On trouvera ci-après quelques extraits choisis de mon livre à paraître le 19 mai 20111.

1. Les médecins

(…) A la fin de l’année 2004, à l’initiative de certaines parties civiles (non tenues au secret de l’instruction), la presse médiatise le rapport d’expertise que je venais de rendre au Pôle santé relativement à « l’affaire Bayer », à savoir l’histoire de cet anti-cholestérol (cérivastatine : Cholstat, Staltor) retiré du marché par son fabricant en août 2001 – à un moment où les journalistes n’ayant rien à faire, ils sont à l’affût du premier truc qui pourrait mousser. A quelques jours de là, un dimanche soir, je suis pris d’une violente douleur « rétro-sternale » extrêmement évocatrice d’une attaque cardiaque. Les symptômes sont suffisamment pénibles pour que, quoique naturellement peu porté sur la médicalisation, je me rende dans une clinique du coin, où les confrères de garde ne peuvent que me confirmer dans mon souci : douleur cédant à la trinitrine, électrocardiogramme atypique… Au cours de notre entretien, je crois médicalement pertinent de leur signaler que je traverse une période d’intense surmenage, qui m’a laissé proprement épuisé et j’indique en passant que je suis l’auteur de ce récent rapport dont ils ont, bien sûr, entendu parler. Ils décident de me garder pour la nuit en soins intensifs et m’annoncent fièrement qu’ils vont m’administrer un cocktail associant le médicament X et le médicament Y : je n’aime déjà pas beaucoup Y, il faut le dire, mais si crispé de douleur que je sois à ce moment-là, je leur déclare – le plus aimablement qu’il m’est possible – que je ne prendrai jamais X, ajoutant spontanément que je suis prêt à leur signer toutes les décharges qu’ils veulent. Un peu surpris (« il y a eu une conférence de consensus » me disent-ils – mais j’ai trop mal pour rigoler, et suis d’un naturel poli de toute façon), ils me rétorquent que « ce n’est pas le Goulag » et je passe en soins intensifs. Le lendemain, à point d’heure, le chef de service (que je n’avais pas encore rencontré) débarque et, se dirigeant vers moi manifestement furibard, me dit d’emblée : « c’est VOUS qui avez refusé de prendre X ? », ce que je ne peux que confirmer d’une voix humble (on n’est pas en position de force quand on est couché à poil avec des perfusions partout…) Il m’examine sans aménité (mais avec professionnalisme, il faut le dire) et, quoique j’aie de plus en plus mal, j’en ai tellement marre que je quitte le Service avant la fin de la matinée. Depuis lors – et sans médicament, ni suivi médical – cela ne va pas trop mal pour mes coronaires, merci (touch wood).

La morale de cette histoire minuscule mais immensément incroyable, c’est celle-ci : alors que mon statut professionnel de spécialiste du médicament n’a jamais été remis en cause dans le cadre de cette clinique, à aucun moment, aucun membre de l’équipe médicale n’a même eu l’idée de me dire : « m’enfin, POURQUOI vous n’en voulez pas, de ce médicament ? ». Voilà donc des gens qui affichent au minimum un bac+12, qui opèrent comme spécialistes en principe éminents dans un établissement coté de l’ouest parisien, et qui n’ont aucune impulsion personnelle à interroger un pair – qui s’est présenté comme expert – sur une évaluation qui les surprend relativement à un médicament (d’ailleurs hors de prix) qu’ils prescrivent à tour de bras, alors que dans le même temps, il ne se passe pas de journée sans qu’ils ne reçoivent avec amabilité (et un intérêt non dissimulé) des visiteurs ou visiteuses médicales dépourvus de toute authentique formation scientifique ou médicale – et dont certains ne sont quand même pas de grands esprits2

2. Les experts

(…) Il en ira avec la compétence des experts comme il en a finalement été avec les liens d’intérêts : il faudra bien se poser la question et s’apercevoir qu’en plus de tout, nombre de présumés experts sont strictement incompétents – que cette incompétence soit absolue (ils ne savent rien) ou relative (ils se prononcent sur des questions qui ne relèvent pas de leur compétence)3.

Au cours d’une émission télé de septembre 2009, l’animateur commence par me poser une question sur la grippe, que je m’empresse de repasser à l’un de mes interlocuteurs au motif avoué de mon incompétence (je ne suis ni virologue, ni infectiologue) ; mais à mesure que le débat progresse et va en arriver, cette fois, au cœur de ma compétence reconnue (les effets indésirables du vaccin…), ce même interlocuteur, lui, ne me cèdera pas un pouce de terrain. Lorsque nous discuterons hors micro, j’apprendrai que… l’intéressé est vétérinaire ! Que dire encore de cet éminent infectiologue, lui aussi très présent dans les médias, qui va prendre publiquement parti sur une question là encore de pure pharmacovigilance : « Les Suédois, qui avaient donné l’alerte les premiers, se sont depuis rétractés. On ne peut établir aucun lien entre les vaccins et ces cas de narcolepsie » (Le Parisien, 23/09/10). Je n’ai, pour ma part, aucune notion de quelque « rétractation » que ce soit et, comme chacun sait, le résultat des enquêtes épidémiologiques sur cette complication ne conforte pas vraiment ceux qui soutiennent l’absence de lien…

Cette propension à intervenir de façon aussi assertive sur des questions échappant à leur compétence documentable amène quand même à s’interroger sur la compétence tout court des experts en question. Car quand on connaît bien un domaine, on sent très bien – par contraste – ceux qu’on ne connaît pas (ou en tout cas, que l’on connaît insuffisamment pour revendiquer quelque « expertise » que ce soit à leur sujet) : c’est comme passer sans transition d’un sol bétonné à des sables mouvants… Quelles sont donc les procédures et exigences intellectuelles de ces gens-là pour qu’ils ne perçoivent même pas la frontière de ce qu’ils maîtrisent ou non ?

Pour les moins bêtes d’entre eux, la prévarication est sans doute le principal moteur : que ne ferait-on pas pour de l’argent ? Pour d’autres (qu’on cite parfois comme contre-exemples des corrompus eu égard à leur train de vie apparemment modeste), le bénéfice de leurs compromissions tient simplement à une reconnaissance socioprofessionnelle qu’ils n’auraient pas eue sur la base de leur seule compétence, tant il est vrai (…) que le système a le pouvoir de promouvoir comme « experts » non les meilleurs, mais ceux qui gênent le moins.

Plus profondément, cependant, il me semble que ce hiatus entre la reconnaissance socioprofessionnelle et la valeur intellectuelle relève d’une interprétation plus épistémologique. Nous vivons aujourd’hui une période de technicisation radicale caractérisée par les expériences les plus folles menées hors de toute maîtrise scientifique raisonnable : en d’autres termes, nous sommes aujourd’hui capables de créer des objets techniques (médicaments, bactéries, radio- ou nano-éléments…) sans la garantie d’un background scientifique suffisant pour en contrôler la diffusion et, moins encore, les risques. Cette situation où plus personne ne maîtrise quasiment plus rien de significatif crée les conditions de toutes les usurpations expertales, rares étant les survivants possédant le mélange adéquat de culot et de culture scientifique pour mettre leur savoir en perspective, en apercevoir les limites et, le cas échéant, dénoncer les impostures de ceux qui n’ont pas opéré le même travail de délimitation.

Pour le dire de façon plus imagée, les laboratoires du monde entier – P4 ou non – sont aujourd’hui pleins de gens qui ont certainement acquis la maîtrise de techniques très fines ou très sophistiquées, mais qui, pour le reste, sont intellectuellement des bœufs – tel cet expert dont j’ai déjà parlé et qui ne craint pas de justifier sa prétention à dire le vrai en dépit de ses erreurs passées au motif que « personne ne met en doute le théorème de Pythagore » (…)

3. Les journalistes

(…) Au cours d’un débat télévisé, l’un de mes interlocuteurs – médecin-journaliste fort médiatisé (…) – balaie d’un revers de la main mes insinuations quant à ses éventuels conflits d’intérêts tout en admettant comme si cela allait de soi que l’industrie pharmaceutique est extrêmement utile à ses collègues comme à lui-même en raison des informations précieuses qu’elle leur fournit. Mais dans la mesure où le quotidien d’un journaliste consiste à produire de l’information, quoi de plus crucial, en vérité, que la fourniture gratuite d’informations ?

Les avantages d’une telle fourniture sont multiples : gain de temps, évidemment, mais aussi gain d’argent (il faut normalement payer pour obtenir des documents dans un centre de documentation). De plus – et mon interlocuteur ne le niait même pas – cette fourniture d’informations passe également par diverses invitations plus ou moins exotiques sous le prétexte bien décati de « congrès ». On a récemment pu entendre un journaliste médical avouer que lorsque l’on travaillait pour un journal aussi peu argenté que Libération, la participation à ces sauteries scientifico-touristiques était sous le bon vouloir des firmes pharmaceutiques : cela vaut bien un plat de lentilles…

Outre une hospitalité classiquement généreuse qui compense les émoluments parfois pingres d’une presse en crise, les avantages secondaires de telles invitations incluent une convivialité soutenue des journalistes avec les leaders d’opinion du monde médical, dont les avantages sont réciproques : les premiers – qui ont rarement été les meilleurs de leur promotion – sont fascinés de se trouver à tu et à toi avec des « sommités » qui n’auraient jamais voulu d’eux comme simple chef de clinique, tandis que les seconds ne disent jamais non quand on parle d’eux – généralement en bien – dans le journal ou dans le poste, tant l’âme humaine est ainsi faite…

Mais il faut bien comprendre également qu’en se comportant ainsi en destinataires consentants – et même complaisants – des « informations » savamment concoctées par les services spécialisés des firmes, les journalistes mettent le doigt dans un bien dangereux engrenage. Ils se laissent dicter – sous un format généralement très séduisant et autrement plus facile à lire que les photocopies arides des sources primaires – et la nature, et la hiérarchisation, et l’interprétation des faits qui comptent dans le domaine de la santé : généralement, la découverte d’un médicament-miracle, ou l’étude providentielle qui réfute catégoriquement toute suspicion de toxicité portant sur tel ou tel produit, ou encore la décision de justice bienvenue de nature à rassurer les prescripteurs, à dissuader les plaignants et à édifier les magistrats potentiellement récalcitrants. Et comme de toute façon, la plupart des journalistes (médecins ou non) sont incapables d’analyser par eux-mêmes ces sources primaires, on comprend que des gens aussi pressés soient heureux, entre deux invitations, de pouvoir s’en remettre pour l’essentiel à une information aussi providentiellement prédigérée – « prête à l’emploi », pour dire…

Pour achever ce chapitre, rappelons qu’il existe des moyens plus caractérisés de rémunérer un journaliste : en lui commandant des rédactionnels (articles, brochures-produits, argumentaires, etc.) qui, compte tenu de leur manque de compétence spécialisée, ont toutes les chances de finir au pilon, mais offrent un excellent prétexte à une circulation d’argent pour des montants qui peuvent être considérables. L’autre moyen encore plus simple et tout à fait classique (…), c’est d’inviter un journaliste à « animer » une réunion, que ce soit de formation médicale continue (avec des praticiens) ou de motivation de l’équipe commerciale (avec des visiteurs médicaux) : ce n’est pas toujours d’un haut niveau scientifique, mais ça plaît bien entre deux attractions, surtout si l’heureux élu est de ce genre histrionique dont on croit savoir qu’il n’est pas en voie d’extinction dans le milieu de la presse. Cela se solde ensuite par des rémunérations qui, à ma connaissance, peuvent même se verser en liquide (…)

4. Les fabricants

(…) Quant au constat accablant qu’on trouvera toujours des « experts » pour se faire les chevaliers des plus grotesques galéjades (…), on peut en trouver un exemple plus récent et encore plus cocasse avec Gardasil®. Sans entrer dans le détail des approximations plus que douteuses qui ont permis de présenter ce vaccin hors de prix comme « le premier vaccin protégeant contre un cancer », celui du col de l’utérus, constatons qu’avec une promotion aussi clairement ciblée, certaines limites du marché auraient dû aller de soi – et exclure, notamment, cette pauvre moitié d’humanité privée d’utérus par nature et constitution sexuelle. Eh bien, que nenni ! Il s’avère que – comme le savent d’ailleurs les femmes qui, parfois, l’apprécient – la plupart des hommes sont des cochons et qu’ils ont des pratiques sexuelles orales que la morale réprouve : de telle sorte que ces inconscients vicieux sont, eux aussi, les victimes toutes désignées du sinistre Human Papillomavirus (HPV) responsable de certains cancers féminins que le vaccin en question est supposé éradiquer. Jusqu’alors, sur la base d’une épidémiologie tellement patente qu’elle était presque constamment vérifiée par l’expérience, les médecins avaient pris l’habitude de considérer que l’association alcool-tabac était LE grand pourvoyeur des cancers « des voies aéro-digestives supérieures » (en gros : les cancers de la gorge) ; en un rien de temps et grâce à Big Pharma, cet acquis des siècles a changé, ouvrant les perspectives d’une vaccination éventuellement obligatoire de tous les petits garçons : car si l’éducation ne peut garantir leur chasteté à venir, du moins la science moderne permet-elle de les préserver contre les risques de leurs futurs vices…

Ce qu’il y a de pitoyable, dans cette histoire, ce ne sont pas les efforts désopilants d’un fabricant pour refourguer son produit sous n’importe quel prétexte : c’est qu’il soit si facile de trouver des revues, parmi les plus éminentes, et des experts pour disséminer de telles conneries – pour ne point parler des journalistes qui les relaient dans la grande presse.

  1. Les références utiles ont été omises du présent article; elles sont bien entendu données en notes dans le livre.
  2. Je n’aime pas jeter l’opprobre sur une profession dans son ensemble et outre qu’il serait malséant d’insinuer que tous les visiteurs médicaux sont idiots, je n’ignore pas que certains essaient de faire leur boulot avec professionnalisme. Mais c’est aussi un fait d’expérience que d’entendre des visiteuses qui doivent plafonner à 80 de QI pouffer d’un rire gras au constat de la naïveté avec laquelle les médecins gobent des arguments dont l’incongruité ne leur échappe même pas à elles.
  3. M. Girard, Comprendre et choisir, Escalquens, Dangles, 2009.