Médicaments dangereux: matières premières, conservateurs, génériques…

Sous le titre “Médicaments… si vous saviez!”, l’émission C dans l’air a organisé, le 10 juin 2011, un débat consacré au contrôle et au contenu des médicaments, auquel elle m’avait convié. Les deux thèmes principaux ont été la délocalisation de la fabrication des matières premières d’une part, la sécurité des conservateurs (dont les parabènes) d’autre part.

Avec un peu de retard, je reviens sur l’essentiel de ce que j’avais à y dire, pour au moins trois raisons:

  • selon l’usage avec cette émission, le débat a été effacé après une semaine (et aucun internaute n’a encore pris l’initiative de m’en envoyer un enregistrement);
  • alors que, comme attesté par la composition du plateau, la presse tend le plus souvent à interroger des médecins, ces questions relèvent au plus haut point du “pharmaceutique” qui n’est évidemment pas enseigné au cours des études de médecine: les rares médecins qui peuvent prétendre en parler en relative connaissance de cause1 ont acquis leur savoir grâce à une pratique de terrain – et à ce titre, ils ont forcément des conflits d’intérêts (suivez mon regard…);
  • pour la raison évoquée à l’alinéa précédent (la plupart des intervenants couramment mis en avant par les médias n’ayant aucune connaissance du sujet), le public reste très désinformé sur ces questions pourtant cruciales. C’est ainsi, par exemple, que je n’ai pas souvenir d’avoir souvent entendu une grande chaîne remettre en cause la mystification des génériques (et la stupéfaction non dissimulée de l’animateur était éloquente lorsque j’ai commencé d’insinuer que tout n’était peut-être pas si glorieux à ce sujet).

Après la première mise en ligne de cet article et tout regrettant que les images ne soient pas d’excellente qualité, un aimable internaute me transmet un enregistrement de l’émission, aux deux liens suivants:

Qu’il soit vivement remercié.

Délocalisation de la fabrication des matières premières

Selon les chiffres fournis lors de l’émission, 80% des matières premières utilisées dans les médicaments “bien de chez nous” seraient fabriqués en Chine. Or, ce n’est pas faire dans la xénophobie primaire de constater qu’à l’heure actuelle, la Chine est un “pays voyou” en matière de santé publique, où le contrôle et l’assurance de qualité tiennent plus du voeu pieux que d’une pratique effective (sachant que la plus grande partie des 20% restants viennent de pays qui ne sont pas plus crédibles à cet égard2). La preuve? C’est précisément pour cette raison que les lobbies pharmaceutique y sous-traitent désormais la fabrication de leurs matières premières et tout le monde sait, de toute façon, que ce laxisme relativement aux exigences de qualité vaut pour bien d’autres produits manufacturés – des peluches pour enfants aux canapés, en passant par les laits en poudre, les fourrures ou les chaussures3.

Décliner avec précision toutes les étapes du processus de fabrication qui peuvent être affectées par un défaut de qualité (notamment concernant les impuretés et les produits de dégradation) relèverait, je l’ai dit, d’une compétence pointue qui n’est pas la mienne. Cependant, il n’est pas besoin d’être un grand chimiste pour comprendre que plus encore qu’avec les peintures pour jouets ou les cuirs pour bottes, il y a quand même intérêt à contrôler au plus juste ce que contiennent des produits comme les médicaments – en principe destinés à être administrés à des gens déjà affaiblis par la maladie, à ce titre également exposés à un risque d’interactions déjà considérable même avec des substances dont on connaît parfaitement la composition.

Ainsi, j’ai déjà raconté dans mon dernier livre l’affaire des héparines (p. 90-2) qui ont provoqué de nombreux cas d’allergie parfois mortelle en raison d’un contaminant (chondroïtine persulfatée) délibérément ajouté pour “faire du poids” – à savoir fausser à la hausse l’activité de ce médicament à visée anticoagulante. Mais pour s’en tenir à ces seuls produits normalement dérivés du porc qui, certes rapportent beaucoup d’argent à leurs fabricants (dont Sanofi-Aventis), mais ne constituent qu’une infime partie des médicaments disponibles, mes collègues Jacques Poirier et Didier Levieux ont, en parallèle, largement raconté l’escroquerie consistant à compléter les stocks grâce à matières premières en provenance de bovins – ce, en flagrante contradiction avec la législation pharmaceutique laquelle, à cause du risque de “vache folle”, interdit l’usage de tissus bovins (cf. aussi ICI.)…

Plus que toute autre, la chimie pharmaceutique est une cuisine complexe : relativement à un médicament, il y a matière première et matière première. A côté de l’exemple sus-cité des héparines qui concerne directement le tissu animal (en l’occurrence l’intestin de porc) d’où est tirée la substance active, il existe également un marché mondial des intermédiaires de synthèse fabriqués à bas coût dans des contrées lointaines dans l’ignorance complète des réglementations internationales (ICH) relatives notamment aux impuretés: ces intermédiaires peuvent passer par de très nombreuses étapes chimiques, impliquant chacune nombre de réactifs potentiellement toxiques, mutagènes ou cancérogènes, ainsi que des solvants non moins toxiques qui pourront laisser des résidus toxiques ignorés par l’acheteur-fabricant lequel peut se contenter de ne réaliser que les deux dernières, voire la seule dernière étape de synthèse. Or, la qualité des réactifs impliqués dans ces étapes intermédiaires est immensément variable. Ainsi, comme me l’explique sous couvert d’anonymat un expert de l’AFSSAPS:

“Au dernier stade de la synthèse, la qualité de l’acide chlorhydrique utilisé pour transformer une base en son chlorhydrate devrait être celle décrite dans la monographie de la Pharmacopée européenne en vigueur4. Or, c’est exceptionnellement le cas: en général, la monographie, dans le dossier, correspond à celle d’un acide destiné à décaper les métaux avant soudure…

Autre exemple: au dernier stade encore, la qualité de l’hydroxyde de sodium utilisé pour transformer un acide organique en son sel de sodium devrait être celle de la monographie de la Pharmacopée européenne. Là encore, la monographie fournie correspond le plus souvent à celle de la soude utilisée pour déboucher les éviers…

Quant aux solvants, ce sont exceptionnellement les solvants “purissimes” qui sont utilisés au stade ultime de purification, pour d’évidentes questions de coût. Or, ce n’est pas ce qui s’évapore (solvants volatils) qui est à craindre pour la santé publique, mais les impuretés qui ne s’évaporent pas.(…) “

En France, la vaillante obstination de Poirier et Levieux a contribué à une – relative – médiatisation des problèmes de fabrication concernant les héparines. Mais outre que, même sur ces médicaments, nos autorités sont restées dans le déni concernant de potentielles complications graves, il faut bien comprendre que des drames ont d’ores et déjà eu lieu, même si les médias grand public n’en parlent jamais. Ainsi, dans son numéro d’avril 2003 (vol.15, N° 3), PharmEuropa – le très officiel journal de la Pharmacopée européenne (qu’on ne trouve pas dans tous les salons de coiffure, ni même dans la salle d’attente de son médecin) – fait état de plus de 80 décès (auxquels s’ajoutent des centaines de victimes) liés à un défaut de fabrication pour un antibiotique ultra banal – la gentamicine. A côté de ces histoires qui se sont concrétisées par un accident documentable, sinon médiatisé, que penser, par exemple, de ce médicament destiné aux asthmatiques et aux patients atteints de bronchite chronique et dont la synthèse, en sa dernière étape, fait intervenir un solvant notoirement irritant, avec des résidus plus ou moins ignorés par les autorités (qui se refusent à fixer des normes réalistes)?

Responsabilité des autorités

Les naïfs pourraient croire que, relativement à des produits aussi “pas comme les autres” que les médicaments, la vigilance des autorités est implacable. A lire les – innombrables – textes réglementaires en vigueur, on pourrait le croire, en effet: dans un des reportages diffusés à l’occasion de cette émission C dans l’air, on a pu entendre un responsable industriel affirmer que telle chaîne de fabrication faisait l’objet de plusieurs milliers de contrôles. A mon humble avis, on pourrait se contenter de bien moins si l’on se concentrait sur l’essentiel – mais en vrai.

Car ce qu’a révélé l’enquête parlementaire américaine déclenchée par le scandale susmentionné des héparines, c’est un double constat, d’autant plus préoccupant que, de toujours ou presque, l’administration américaine a été, dans le milieu pharmaceutique, LE modèle de rigueur dans le contrôle:

  • d’une part, il a fallu un temps certain à cette administration pour agréger les notifications individuelles d’accidents et comprendre que, mises ensemble, toutes ces observations correspondaient à un grave problème de pharmacovigilance;
  • d’autre part, on a compris à cette occasion qu’à partir du moment où un fabricant avait l’audace de délocaliser assez loin – et en Chine, particulièrement (où, en sus de la distance, se pose le problème de la langue, à la différence d’autres pays d’Asie comme l’Inde, traditionnellement anglophones) – la plus sourcilleuse des administrations sanitaire renonçait purement et simplement à ses prérogatives de contrôle (en invoquant notamment des problèmes de budget)5.

A l’origine de scandales aussi caractérisés, on retrouve immanquablement les mêmes facteurs.

  • D’abord et comme toujours, les conflits d’intérêts des experts en charge des contrôles ou des évaluations.
  • Mais également – et de façon bien plus inquiétante encore – le détournement de l’Etat au service des intérêts privés: ainsi, ce qui rend exemplaire cette affaire des héparines c’est que, en France, ce sont les autorités sanitaires qui ont fait savoir aux fabricants qu’en cas de pénurie, on fermerait les yeux sur la réglementation internationale interdisant formellement le recours aux matières premières d’origine bovine6
  • Ensuite, comme d’habitude et déjà mentionné, la parfaite collusion des grands médias qui se contentent peu ou prou d’ignorer les graves problèmes relatifs à ces questions d’approvisionnement et de matières premières: on se rappelle notamment que, exactement comme avec Tchernobyl, la toxicité des héparines contaminées par la chondroïtine persulfatée (qui ont fait quelques dizaines de morts à l’étranger, et aux USA en particulier) s’est miraculeusement arrêtée aux frontières de l’Hexagone7
  • Enfin et pour reprendre un thème encore minoritaire mais qui m’est cher (et que je me targue d’avoir contribué à introduire dans le débat public8): la parfaite incompétence des “experts” – laquelle s’ajoute à leur préoccupante absence d’éthique9 L’intérêt pour mon propos de ces histoires pharmaceutiques dont j’ai souligné en introduction toute la technicité, c’est qu’elles renvoient à des questions fort pointues de compétence lesquelles, pour une fois, ont fait l’objet de dénonciations autorisées: au cours d’une réunion de mars 1999, Jean-Paul Fournier – éminent expert de l’AFSSAPS et enseignant respecté de chimie thérapeutique à la faculté de Paris V – n’a pas craint de déclarer publiquement qu’il retrouvait “ses plus mauvais élèves” comme évaluateurs à la Pharmacopée européenne…

Les génériques: un cas d’école

Régression préoccupante saluée comme un progrès par tous les pourfendeurs de Big Pharma dont l’assentiment jobard conforte les autorités dans des mesures d’incitation de plus en plus contraignantes, l’avènement des génériques mérite au contraire d’être dénoncé au travers de la grille d’analyse découlant des constats précédents. Car s’il est classique de stigmatiser l’industrie pharmaceutique (et leurs autorités de tutelle) pour les prix exorbitants de leurs pseudo-innovations censément justifiés par un coût de recherche nettement surévalué10, force est de constater qu’en pharmacie, la fabrication de génériques représente, à l’autre extrême, un moyen facile de faire de l’argent à bas coût, en utilisant – avec la scandaleuse connivence des agences sanitaires – la santé publique comme variable d’ajustement11.

Si elle en est venue aujourd’hui à concerner à peu près tous les médicaments, il faut bien constater, en effet, que cette dégradation accélérée de la qualité pharmaceutique a été fortement encouragée par la mode des génériques qui ne connaît quasiment d’autre règle que la réduction des coûts – coûte que coûte, si j’ose dire. Et pour maximiser cette réduction (partant, le profit du génériqueur), la délocalisation est une stratégie clé. Le médicament aura, par exemple, été fabriqué au Canada, sur un principe actif produit en Inde à partir de matières premières venus de Chine, l’autorisation de mise sur le marché ayant été finalement octroyée sur la base d’une petite étude de bioéquivalence (cf. plus bas) réalisée en Pologne : ce n’est pas un circuit aussi étourdissant qui empêchera les autorités de rançonner les citoyens français via un remboursement financé par la Sécurité sociale…

A elle seule, cette “étude de bioéquivalence” suffit à caractériser et la mauvaise foi des autorités, et leur criminelle inconscience. Pour faire simple, il s’avère que l’essentiel qui conditionne l’autorisation de mise sur le marché d’un générique est une petite étude généralement réalisée chez une vingtaine de patients qui permet de montrer que les taux sanguins obtenus avec la copie sont “à peu près” les mêmes que ceux obtenus avec le médicament copié (princeps). Par “à peu près”, la réglementation entend que la concentration maximale obtenue avec le générique se situe dans une fourchette de ±20% par rapport au princeps (soit, en d’autres termes, dans une zone comprise entre 80% et 120% relativement aux valeurs obtenues avec le médicament princeps).

  • Imaginons un patient qui reçoit un “générique-80%” et qui ajuste sa posologie avec ce médicament; imaginons maintenant que lors du renouvellement, il lui soit délivré un “générique-120%”. Il n’y a pas besoin d’être sorti de Polytechnique pour comprendre que le surplus est de 40% et que, rapporté au médicament qu’il prenait jusqu’alors, sa concentration sanguine aura augmenté, en proportion, de 40/80, soit une augmentation de 50%!12. Il va de soi – du moins: il devrait aller de soi – que, notamment avec les produits ayant une “marge thérapeutique étroite” (comme les antiépileptiques), une telle variabilité de concentration fait courir des risques considérables au patient concerné.
  • Mais l’aveuglement des autorités va encore plus loin. Car pour peu onéreuses qu’elles soient par rapport à un développement pharmaceutique “normal” et nonobstant leurs limites qui viennent d’être démontrées même lorsqu’elles sont bien menées, ces études de bioéquivalence font elles-mêmes l’objet d’un trafic éminemment suspect, avec notamment une forte tendance – elles aussi – à la délocalisation dans des pays où, notoirement, la réglementation des essais cliniques relève du voeu pieux. Ainsi et selon l’un de mes informateurs, deux centres indiens spécialisés dans la réalisation de telles études auraient été momentanément interdits en 2005, en raison de leurs pratiques frauduleuses: s’est-on seulement intéressé rétrospectivement aux génériques qui avaient été autorisés sur la base d’une étude réalisée dans ces centres?

Le vrai problème, c’est que seule une proportion infime des études de bioéquivalence fait l’objet d’une inspection: un indicateur intéressant de la crédibilité des autorités sanitaires dans leur zèle promotionnel à l’endroit des génériques serait de leur demander le nombre total de génériques qui ont été autorisés dans notre pays depuis disons 15 ans et, relativement à ce nombre (que je soupçonne assez considérable), la proportion des études de bioéquivalence qui ont fait l’objet d’une inspection effective. Dans l’attente de cette comparaison instructive13, il faudrait beaucoup de naïveté pour croire en la similarité des génériques et des médicaments princeps14 15.

Contrefaçons en série

Sur cet état des lieux déjà peu ragoûtant, assurer – comme l’a fait au cours de l’émission mon collègue pharmacologue – que les officines françaises ne contiennent pas (pas encore?) de médicaments contrefaits me paraît une fausse réassurance en réponse à un problème mal posé.

  • D’une part, parce qu’à partir du moment où la fabrication d’un médicament (depuis l’approvisionnement en matières premières jusqu’à la dernière étape de synthèse) ne correspond pas à la réglementation, aux normes en vigueur ou au descriptif fourni au dossier d’enregistrement, ce n’est pas jouer sur les mots de soutenir qu’un tel médicament est, objectivement, “contrefait”.
  • Mais également pour une raison bien plus déterminante: un médicament, on le répète assez souvent à tort et à travers, ce n’est pas un “produit comme les autres”. En d’autres termes, ce n’est pas une bête substance qu’on pourrait se contenter de caractériser par toutes les méthodes de la chimie analytique: c’est, outre cette substance, une posologie assortie d’une indication. Ainsi, le paracétamol à la posologie de quelques grammes par jour est un excellent antalgique: à 100 grammes ou plus, c’est un violent poison. Ainsi encore, les antibiotiques sont des médicaments prodigieux, qui peuvent parfois sauver des vies: prescrits contre des infections virales, ils sont dépourvus du moindre intérêt tout en exposant à des effets indésirables pas forcément indifférents. Un antipsychotique prescrit chez un schizophrène peut parfois aider à le stabiliser: aux USA, des fabricants ont été lourdement condamnés pour avoir promu ce même type de médicament chez des sujets présentant une maladie d’Alzheimer. Les exemples pourraient être multipliés. Or, toutes ces caractéristiques intrinsèques du médicament sont déterminées au travers de ces expérimentations que l’on appelle “essais cliniques”: dès lors que, d’une façon ou d’une autre, ces études sont frauduleuses, il est parfaitement légitime de soutenir que le médicament qui a été enregistré sur la base de telles études est bel et bien une contrefaçon.

Ce pourrait être le sujet d’un gros livre que de détailler, exemples à l’appui, toutes les façon dont on peut falsifier un essai clinique. Mais pour s’en tenir au thème principal du présent article, contentons-nous ici de constater la tendance extrêmement préoccupante des majors de l’industrie pharmaceutique à délocaliser, également, leurs essais cliniques. Les avantages d’une telle délocalisation sont multiples pour la firme concernée:

  • dans un pays où le développement sanitaire est faible, il est facile de trouver des sujets pour s’exposer à des traitements censément nouveaux, d’où une accélération fantastique de l’essai (donc de l’autorisation de mise sur le marché, donc du retour sur investissement) par rapport à des pays où le recrutement des patients inclus serait bien plus lent;
  • sans qu’il soit besoin de développer, il va de soi que les exigences du “consentement informé” des patients inclus, le préalable de la soumission à un “comité de protection des personnes” et, globalement, toutes les contraintes administratives sont extrêmement facilités dans des pays à faible niveau de vie;
  • le même raisonnement vaut, évidemment, pour les médecins locaux recrutés comme investigateurs, qui sont forcément bien moins chers à rémunérer – le cas échéant à corrompre (pour falsifier les résultats…)
  • avec un peu de chance, l’épidémiologie ne sera pas comparable entre les pays où l’essai aura été mené et ceux où le médicament sera effectivement vendu: la promotion de certains antihypertenseurs dans la prévention des accidents vasculaires chez le sujet âgé doit beaucoup à des études pratiquées en Chine, où la prévalence de ces accidents est nettement plus élevée que chez nous et où il est donc plus facile de mettre en évidence un certain bénéfice relativement aux risques du traitement.

Là encore confortée par la complaisance coupable des Autorités sanitaires, l’hypocrisie des fabricants relativement à cette délocalisation des essais cliniques tient notamment à la contradiction suivante: alors qu’ils ne cessent de réclamer un renforcement de la lutte contre les contrefaçons médicamenteuses notoirement propres à certains pays d’Europe centrale, d’Asie ou d’Afrique (contrefaçons qui se traduit par des pertes directes en proportion pour le titulaire du brevet), les majors de l’industrie pharmaceutique ne cessent de délocaliser leurs essais cliniques dans ces mêmes “pays voyous” en parfaite conscience du bénéfice que peut représenter, en pareille matière, l’absence de règles. Comme me l’expliquait un responsable d’une grande firme française : “quand tu mets en place une étude clinique à 60 millions d’euros dans un pays (c’était, de mémoire, la Bulgarie) où moyennant 100 €, tu corromps à peu près n’importe quel fonctionnaire…”

Pertubateurs endocriniens

Une fois encore, la technicité requise pour discuter “en expert” des questions relatives aux perturbateurs endocriniens dépasse largement ma compétence: mais la stupéfiante unanimité des autres participants à l’émission pour décrédibiliser tout souci citoyen à l’égard de ces agents appelle, et de toute urgence, une réaction argumentée fondée sur un minimum de culture générale.

Certes et au moins pour certains des produits impliqués, il y a eu des études qui ont, depuis longtemps, justifié une certaine tolérance relativement à leur présence dans l’environnement. Mais une première question découle naturellement de cette ancienneté du savoir: les études en question sont-elles adaptées aux conditions modernes d’exposition?

  • Si certaines études ont évalué l’impact de ces agents dans certaines situations professionnelles (conservation, etc.), une importante question aujourd’hui inhérente à l’extension de leur utilisation concerne le moment de l’exposition: si telle ou telle molécule n’a jamais donné de preuve quant à sa toxicité chez un travailleur d’âge mûr, qu’en est-il quand l’exposition a lieu in utero?
  • Semblablement (et on retrouve le même problème avec les vaccinations), s’il est acquis que l’exposition à un agent ne provoque aucune toxicité décelable, que se passe-t-il en cas d’exposition multiple à de nombreux agents a priori peu dangereux quand ils sont considérés un à un?
  • A côté de cet effet cumulatif (“un verre, ça va, deux verres – a fortiori des dizaines de verres – bonjour les dégâts”), se pose également la question de “l’effet cocktail”: c’est-à-dire du potentiel de complications lié à la combinaison des agents impliqués. Pour rester dans la métaphore alcoolique, c’est une chose que de boire dix verres du même vin: mais tout le monde sait que, pour la même quantité d’alcool globalement ingérée, on sera bien plus malade si l’on a bu successivement dix verres en changeant chaque fois de spécialité alcoolique (du Ricard, puis du Porto, puis du whisky, puis de la bière, puis du vin blanc, puis rouge, etc.)
  • Plus grave enfin: alors que, très classiquement, la toxicologie a longtemps reposé sur des extrapolations conduisant à définir des seuils de toxicité16, des recherches plus récentes ont conduit à suspecter les effets des “faibles doses”. Quels que puissent en être les mécanismes17, cette reconnaissance correspond à un véritable “changement de paradigme” relativement aux procédures et aux concepts de la toxicologie classique sur la base de laquelle ont été définis les niveaux d’exposition aujourd’hui considérés comme sûrs.

Ainsi et n’en déplaise à mes contradicteurs de ce soir-là, la messe est loin d’être dite relativement aux perturbateurs endocriniens. Reste qu’à l’inverse, la décision parlementaire d’interdire purement et simplement tous ces agents frappe par son irresponsabilité: ces substances sont désormais tellement ubiquitaires qu’on voit mal, en pratique, comment – et à quel prix – il serait possible d’appliquer une interdiction aussi radicale et généralisée. La démagogie palpable de décisions aussi irréalistes va à l’encontre d’une disposition d’élémentaire bon sens prévue dès la loi Barnier, en 1995, à savoir que l’application du principe de précaution ne pouvait se concevoir qu’à “un coût économiquement acceptable”.

Conclusion

A ma connaissance, il n’existe pas d’activité manufacturière qui ait été aussi réglementée, dans l’histoire de l’humanité, que la pharmacie: depuis des siècles, en particulier, l’attention du législateur s’est portée sur les risques – évidents – d’une fabrication pharmaceutique non contrôlée dans ses approvisionnements en matière première comme dans ses procédures.

Que ces acquis séculaires d’une profession exemplaire par son souci de la sécurité18 soient aujourd’hui aussi radicalement remis en cause sous l’influence du libéralisme sauvage est un indicateur préoccupant de l’état présent du monde19. Il est clair que les seules contrefaçons qui n’agréent pas aux lobbies pharmaceutiques sont celles qui ne leur rapportent rien. Il est non moins clair que le législateur n’a rien à y redire – et qu’il fait au contraire tout son possible pour encourager des dérives aussi préjudiciables à la santé publique: à cet égard, l’exemple des génériques est un cas d’école…

  1. Il est certain que, sur le fond, ces questions devraient être débattues entre des chimistes et des pharmaciens qui ont une pratique réelle de la fabrication médicamenteuse: tel n’est malheureusement pas mon cas et je n’ai accepté de participer à l’émission que sur l’intuition – facilement vérifiable – que mon abstention ne se solderait pas par la participation d’un intervenant plus compétent et plus indépendant…
  2. Inde, Croatie, Tchéquie, Slovénie, Roumanie, Bulgarie, etc.
  3. Il suffit d’aller chercher sur internet les références aussi nombreuses que récurrentes aux scandales que je me contente ici d’évoquer rapidement.
  4. La précision “en vigueur” est cruciale: un fabricant peut faire référence à des monographies de la Pharmacopée européenne en affectant d’ignorer qu’elles sont totalement obsolètes.
  5. Comme l’ont fait remarquer à cette occasion certains critiques, il y a quelque chose de ravageant à comparer l’obsessionnalité réglementaire qui s’abat sur les compléments alimentaires, voire sur certaines plantes médicinales bien de chez nous au laxisme qui caractérise aujourd’hui le contrôle de médicaments “pointus” importés d’on ne sait où et qui rapportent des fortunes à leurs fabricants. La remarque ne s’applique pas seulement aux produits médicinaux, mais reste pertinente dans bien d’autres domaines industriels. Cette indécente iniquité des autorités nationales représente même un facteur aggravant pour la propension des fabricants à délocaliser: plus ils s’éloignent vers des contrées où les pratiques de fabrication sont notoirement défaillantes, plus ils en sont récompensés par le laxisme différentiel des autorités dans leurs exigences de contrôle! Pourquoi se gêner, par conséquent?
  6. Ces mêmes autorités qui ont déjà obtenu une confirmation de relaxe dans l’affaire de l’hormone de croissance, elle aussi relative à des contaminations par le prion.
  7. Il serait intéressant, également, de recenser ceux des “grands” médias qui ont répercuté l’aventure pourtant exemplaire de Poirier et Levieux.
  8. M. Girard, Alertes grippales – Comprendre et choisir, Escaquens, Dangles, 2009: chap. 2.
  9. Les deux étant liés, d’ailleurs: quand on a un minimum d’éthique, on n’accepte pas des missions sur des sujets qu’on ne maîtrise pas. Inversement, on résiste d’autant mieux aux pressions – financières ou autres – qu’on se sent irréprochable dans son job.
  10. M. Angell, La vérité sur les compagnies pharmaceutiques : comment elles nous trompent et comment les contrecarrer, Montebello, Les Editions Le Mieux-Etre, 2005 (traduction française).
  11. Sachant qu’il existerait bien d’autres moyens de réduire le déficit de la branche maladie, notamment en n’octroyant pas d’emblée des prix exorbitants à des “innovations” bidons, en imposant au fabricant des réductions de prix une fois le brevet expiré, en exerçant un contrôle effectif sur le respect des indications, enfin en évitant de retirer du marché les médicaments les plus anciens, les plus sûrs et les moins chers sous le fallacieux prétexte d’éviter un drame sanitaire.
  12. C’est comme boire du vin à 12° en croyant boire de la bière à 8°: ça monte quand même plus vite à la tête…
  13. Sur laquelle on pourrait peut-être brancher les parlementaires qui doivent tourner en rond maintenant qu’ils ont obtenu, via l’ONIAM et comme prévu, le dédommagement des victimes de Servier au frais du contribuable.
  14. On relèvera comme très préoccupante la participation quasi unanime des professionnels de santé – et, bien entendu, des médias – à l’escroquerie consistant à tenir pour acquise cette similarité: le reproche vise notamment nos collègues pharmaciens, lesquels (et pour les raisons susdites) étaient quand même bien mieux formés que les médecins pour expliquer aux citoyens toutes ces questions de qualité pharmaceutique ainsi que leurs enjeux en termes de santé publique.
  15. On relèvera en passant que le plus grand fabricant français de génériques est le Laboratoire Biogaran – une filiale de Servier : si Servier est un entrepreneur aussi indigne que les Autorités cherchent désormais à le faire accroire, au moins devraient-elles s’alarmer que le domaine des génériques attire aussi ostensiblement les indignes…
  16. Par exemple, si personne de sérieux ne conteste les risques de fumer trois paquets de cigarettes par jour, il est le plus couramment admis qu’une – ou deux – cigarettes tous les week-ends n’exposent pas à une élévation du risque.
  17. Certains soupçonnent que, à forte dose, ces perturbateurs endocriniens puissent être reconnus par l’organisme et déclencher les mécanismes normaux de détoxification, alors qu’à très faible dose, ils joueraient comme une sorte de leurre et mettraient lesdits mécanismes en échec.
  18. Il n’est pas question de nier que, comme dans toute activité humaine, il y ait pu avoir des dérives et des drames dans la fabrication des médicaments. Mais je maintiens que toutes choses égales par ailleurs, l’activité pharmaceutique a été l’une des plus contrôlées. Un indicateur assez impressionnant des dérapages contemporains tient au nombre de victimes impliquées: de quelques centaines/milliers au maximum pour les grands drames de l’histoire pharmaceutique (élixir de sulfanilamide, Stalinon, thalidomide, practolol…), à des dizaines ou centaines de milliers aujourd’hui (Vioxx, vaccination contre l’hépatite B…
  19. Dans un article du site Rue89 justement intitulé “Avions, médicaments: le danger d’une sécurité sous-traitée”, l’auteur repère, chiffres en main, cette même tendance lourde à délocaliser en Chine l’entretien des avions de ligne: pareil entretien passe notamment par la lecture de volumineux manuels techniques rédigés dans un anglais que les sous-traitants ne maîtrisent pas toujours très bien. Comme avec la pharmacie, on aurait pu penser que la sécurité aérienne faisait partie de ces domaines “sacrés”, obsessionnellement contrôlés tant par les entreprises concernées que par les autorités… Postérieurement à la mise en ligne de cet article, Challenges (25/11/11) nous apprend qu’après une révision en Chine, un A340 d’Air France a volé avec 30 vis en moins: dans le forum qui suit, certains (inspirés par qui?) ironisent sur ce constat en alléguant que le nombre total de vis sur un tel appareil est sans commune mesure, mais quand j’ai été initié aux rudiments de la comptabilité à fins professionnelles, on nous a appris que dans un bilan, on devait consacrer à une erreur de 1 centime la même énergie qu’à une erreur de 1 million, au motif que l’erreur, de quelque ampleur qu’elle soit, était un indice d’autre chose. Contrôle de qualité, vous disiez?…