Les conflits d’intérêts expliqués aux journaux de gôche “qui ne font pas de ménages pour l’industrie pharmaceutique”

Si l’on en croit ACRIMED, “Dans le jargon de la profession, les « ménages » désignent notamment les prestations des journalistes qui mettent leur notoriété au service d’une entreprise privée ou d’une institution publique pour animer des débats en tous genres. Ces activités, surtout quand elles sont rémunérées, sont, en principe, interdites par les codes de déontologies, mais les transgressions sont tolérées,… surtout par ceux qui bénéficient ou espèrent bénéficier de « ménages »”.

Sous le titre “Soigner le malade ou la maladie ?”, Le Monde diplomatique de juin 2014 (p. 28) a publié un article signé Bruno Falissard, présenté comme “Professeur de biostatistiques à la faculté de médecine de Paris-Sud”: la neutralité idéologique des mathématiques associée au prestige de l’Université…

Dans un courrier daté du 12/06/14, j’ai cru bon attirer l’attention du journal sur la densité des liens unissant son collaborateur occasionnel aux firmes pharmaceutiques, reconstituables entre autres à partir de sa déclaration officielle à l’Institut de veille sanitaire (cf. PJ), mais également d’autres sites internet faisant état de contrats avec Nestlé. J’en ai profité pour expliquer les bénéfices que peut tirer Big Pharma d’un tel article, surtout quand il est publié dans le Diplo.

En réponse et par contraste avec un courrier antérieur portant sur le même type de problème, mais strictement ignoré par le Diplo, ce dernier a, cette fois, accepté de publier un extrait de ma lettre dans son numéro de juillet.

Le texte qui suit reprend l’intégralité de mon courrier, en délimitant selon le mode “citation” (trait vertical à gauche) l’extrait publié1: je laisse mes lecteurs apprécier si cet extrait de deux phrases est représentatif de mon propos dans sa globalité…

Quant au lecteur du Monde diplomatique, il restera – lui – dans l’ignorance de l’article L.4113-13 du Code de la santé publique (ou dans l’illusion quant à la façon dont son journal s’attache à le faire respecter)…

Dans la rhétorique promotionnelle de la médicalisation triomphante, la dramatisation de l’essai contre placebo est une figure classique : elle introduit l’image du Thérapeute tout-puissant qui peut s’arroger le droit exorbitant « de priver certains individus malades d’un produit qui pourrait les guérir ». Bémol : lorsque l’on envisage un essai contre placebo, c’est avec des médicaments nouveaux dont on ne connaît pas les bénéfices (et dont on ne saurait donc soutenir sérieusement qu’ils « pourraient guérir »), ou avec des médicaments anciens dont on soupçonne que les bénéfices ont été exagérés (devinez par qui et au profit de qui…).

Pour le dire autrement : l’essai contre placebo est un aveu d’ignorance, pas une démonstration d’omnipotence.

Les problèmes épistémologiques et éthiques découlant de cette méthodologie ne sont pas simples, en effet, mais très différents de ceux évoqués à la suite d’une entrée en matière aussi confuse que celle de l’article cité en objet. La question n’a jamais été, par exemple, de savoir si les médecins prescrivaient « un médicament au hasard », mais s’ils prescrivaient rationnellement – c’est-à-dire selon les principes de « la médecine fondée sur les faits prouvés ». Au contraire une fois encore de ce qu’affirme l’auteur, ces principes ne font aucunement dépendre la décision médicale des « études statistiques », mais simplement des meilleures preuves disponibles (« best available evidence »), lesquelles, bien – trop ? – souvent en pratique médicale, ne reposent sur aucune étude statistique : hormis dans quelques indications très ciblées (infections urinaires non compliquées de la femme), sur quelles « études statistiques » repose le geste pluriquotidien de prescrire une antibiothérapie pendant huit jours, et pas six ni dix – ni onze et demi –, et en trois prises par jour, et pas deux ni quatre ?…

Parmi les autres inepties servies à gros débit par cet article invraisemblable2, on relèvera l’idée que les nouveaux médicaments se distingueraient des anciens « par la réduction de leurs effets indésirables » : les victimes de Vioxx, de la cérivastatine, de Zyprexa et autres apprécieront, quand il est patent, au contraire, que les drames de la iatrogénie médicamenteuse se soldaient autrefois par quelques dizaines, centaines, à la rigueur milliers de victimes (Stalinon, practolol, thalidomide…) alors qu’il faut aujourd’hui compter ces dernières par dizaines ou centaines de milliers au minimum (sous-notification oblige…). Mention spéciale, enfin, pour l’idée que « les autorités désamorcent [les conflits d’intérêts patents] en exigeant de l’industrie qu’elle suive des protocoles spécifiques » : parmi bien d’autres, les mises sur le marché précipitées de Gardasil ou de Pandemrix attestent que l’industrie est plus souvent que l’administration en position « d’exiger », par l’intermédiaire d’experts officiels justement en « situation de conflits d’intérêts patente »…

À quoi bon toute cette confusion ? D’abord à resservir l’idée atrocement recuite que les essais contre placebo seraient une machination ourdie par l’industrie pharmaceutique : un minimum de familiarité avec le milieu atteste, au contraire, que les essais contre placebo – quand ils sont appropriés – ont toujours été la bête noire des fabricants. Ensuite et surtout à propager l’idée que les principes technico-réglementaires sacrés imposant d’austères essais avant d’autoriser un médicament devraient être contournés afin de ne pas priver certains individus malades « d’un produit qui pourrait les guérir » : c’est précisément à cette mystification que l’on doit, entre autres, l’enregistrement prématuré de Gardasil ou de Pandemrix, avec les conséquences déplorables que l’on sait. Dans l’ordre des mystifications actuelles colportées par d’autres idiots utiles (dont la revue Prescrire) pour le plus grand bénéfice de Big Pharma, on mentionnera l’idée que la substitution générique n’aurait pas pires ennemis que les industriels, quand cet apparent progrès de la rationalité pharmaco-économique a, au contraire, permis – et en un temps record – l’effondrement des contraintes les plus impératives de la fabrication pharmaceutique, notamment en ce qui concerne le contrôle des matières premières.

Il est préoccupant qu’au mépris de la loi (Art. L.4113-13 du Code de la santé publique), Le Monde diplomatique n’ait pas cru bon d’informer ses lecteurs quant aux nombreux liens de son collaborateur occasionnel avec les industries de santé, qui vont de Servier à Nestlé en passant par bien d’autres et qui éclairent son acharnement pourtant peu subtil à défendre les intérêts les plus douteux des lobbies pharmaceutiques : par exemple, lorsque, de plus en plus seul contre presque tous, il va (dans son blog comme par hasard lui aussi hébergé par un journal de gôche) jusqu’à promouvoir le DSM5 (dont les excès ont fini par effrayer les plus ardents propagandistes de l’entreprise, incluant le US National Institute of Mental Health ainsi que le responsable de la précédente version), tout en ne craignant pas d’affirmer sans rire « je n’ai jamais vu une firme inventer une maladie »3… Idiot utile ou manipulateur sans scrupule ?

Dans la filiation de la « critique artiste » décrite par Boltanski et Chapiello, le nouveau capitalisme est passé maître dans l’art de promouvoir ses intérêts sous couvert d’une pseudo-dénonciation : on regrettera une fois encore que, faute d’un minimum de recul critique par rapport à l’attrape-nigaud du « droit à la santé » en ses déclinaisons diverses (préférer « le malade » à « la maladie »…), Le Monde diplomatique tombe si facilement dans des panneaux aussi grossiers, et qu’il mette son prestige au service d’une propagande aussi radicalement antagoniste avec les valeurs qu’il est supposé cultiver4

Table des matières

Document joint

Post-Scriptum

Sous le titre Le «Diplo» fait le lit de «Big Pharma» (SEPT. info, 09/07/14), Catherine Riva s’est amusée de l’étrange sort que la rédaction du Monde Diplomatique a réservé au courrier que je lui avais envoyé et qui est reproduit ci-dessus.

  1. Soit, pour éviter toute ambiguïté: en tout et pour tout, le premier paragraphe privé de sa dernière phrase (“Pour le dire autrement […]”).
  2. Après parution sur mon site du présent article, une amie journaliste particulièrement au fait des affaires de santé et qui réside à l’étranger me demande de lui communiquer le papier de Bruno Falissard. Moins d’une heure après mon envoi, je reçois sa réaction: “Cet article est débilissime. C’est confus, truffé d’énormités et de non-sens : un désastre !” C’est exactement ce que j’avais essayé d’expliquer au Diplo, en moins cru…
  3. Moynihan R, Cassels A. Selling sickness. How drug companies are turning us all into patients. Crows Nest: Allen & Unwin; 2005.
  4. On relève non sans perplexité que, dans la même rubrique, le Diplo concède trois fois plus de place à une correspondance du Formindep dénonçant la propension des médecins à traiter de simples “facteurs de risque”. Outre que c’est un peu plus compliqué que ne le soutient l’auteur du courrier – qui semble n’avoir rien, en revanche, contre l’explosion des vaccinations pour rien – cette diatribe n’a rien à voir avec l’article original de Falissard, dont elle méconnaît la confusion méthodologique pourtant rare et les implicites tellement intéressés: un peu dommage, une fois encore, pour une instance qui aime à se poser en champion de la méthodologie et en dénonciateur intransigeant des conflits d’intérêts.