Blancheneige et les huit nains

Malgré ma répugnance avouée pour le genre, ces dernières semaines ont été marquées par des querelles de personnes frisant parfois la rixe. Je m’en voudrais de laisser mes lecteurs finir l’année les pieds dans toute cette boue.

Qu’ils reçoivent donc en cadeau de fin d’année ce texte déjà ancien, tiré de mon livre consacré aux contes de Grimm1 et qui a également été publié dans Devenir – Revue européenne du développement de l’enfant (1991; 3: 88-99).

A y regarder de plus près, cependant, on ne s’éloigne pas trop des questions éthiques soulevées par les récentes querelles susdites. Après tout, la marâtre de Blancheneige – naguère “la plus belle de tout le royaume” – devait elle aussi avoir un très mignon nombril: mais pas plus que certains internautes, elle ne savait en faire quelque chose d’intéressant pour autrui… Ce qui rend l’histoire poétique nonobstant cette similarité avec l’actuel sordide2, c’est que – au moins dans les contes – il y a un châtiment pour ça…

Bonne Année à tous ceux qui me font l’honneur de s’intéresser à ce qui s’écrit sur ce site.

Il était une fois…

Il était une fois une reine qui se mit à désirer l’enfant idéale. “Et bientôt”, dit le conte, elle eut cette enfant idéale: “blanche comme la neige, vermeille comme le sang et noire de cheveux.” La fibre psychanalytique vibre forcément à cette romantique orgie de couleurs. Cependant, pourquoi s’interroger sur les symboles ou significations inconscients quand l’histoire des mentalités et des représentations collectives fournit sans peine la clé de ce qui se dit si manifestement: un teint à la fois blanc, rouge et noir fut jadis considéré comme tellement parfait qu’on l’attribuait tout naturellement à la mère du Christ 3. Méditant sur Blancheneige, je n’ai donc pas besoin d’introspecter sur la résonance profonde des couleurs prises une à une. L’ensemble me parle, et j’entrevois la signification de l’invocation initiale: un espoir maternel, fondé sur le signe d’une féminité idéalement accomplie. Or, qu’arrive-t-il à une femme potentiellement parfaite lorsqu’elle apparaît en ce bas-monde?

Elle a plein d’ennuis…

Elle a plein d’ennuis parce qu’on n’est jamais femme toute seule, et qu’avant de l’être par rapport à un homme – un père ou un Aimé -, on commence par le devenir en compagnie d’une autre femme: une mère ou, parfois, une marâtre…

Jalousie maternelle

“Un jour, c’était au beau milieu de l’hiver et les flocons de neige tombaient du ciel comme du duvet…” Soudain, une femme se blesse: brutalité sur douceur, giclure de sang sur blancheur immaculée. Le conte commence par une déchirure.

La reine eût pu gémir, ou s’affliger encore de l’innocence neigeuse si violemment tachée. Mais l’acte se fait poème, et le regard transmue l’éclaboussure sanglante en fulgurant espoir: “Oh, puissé-je avoir une enfant aussi blanche que la neige, aussi rouge que le sang et aussi noire que le bois de ce cadre!” Le début de Blancheneige est d’une insoutenable beauté: une puissance est à l’oeuvre, et nous ne savons plus si c’est celle du sexe ou celle de la poésie.

Puis, vient la cassure: un remariage, dit le conte. A la sérénité d’un espoir tout entier tourné vers la venue d’une autre, succède la frénésie d’un espoir pour soi: désir contre désir, fécondité contre stérilité. La nouvelle femme du roi ne saignera pas, mais son ventre restera vide d’enfant. Cependant, le Réel souffrira à cause d’elle, car à ses yeux, être “la plus belle” signifie l’être de gré ou de force “dans tout le pays.” La marâtre de Blancheneige confond le royaume de son désir avec celui de son époux: elle ne connaît pas l’ordre fantasmatique. Le plus élémentaire essai d’objectivation, le simple aller-retour de cette femme à son miroir devrait suffire, pourtant, à casser l’illusion; mais rien n’y fait! Il est là, le drame de Blancheneige: dans l’extrême violence d’un désir qui finit par dépasser les bornes de sa subjectivité pour s’ériger, coûte que coûte, en référence de Réalité.

Sans s’illusionner sur la marâtre, Bettelheim4 ne peut néanmoins s’empêcher de placer les problèmes oedipiens de Blancheneige au coeur du conflit. Cette malheureuse enfant qui se contente de pousser comme une fleur, il faudrait donc l’imaginer en lutte pour la préférence d’un père désespérément absent. Comment croire que Blancheneige sollicite la préférence de cet homme, alors qu’accablée par la violence meurtrière de la reine, elle ne songe même pas à demander sa protection? Elle fuit, la pauvre, elle fuit en promettant de ne “plus jamais” revenir. Elle sait bien, elle, que son problème est une question de vie ou de mort, et non une lutte de prééminence où, d’une certaine façon, les torts seraient plus ou moins partagés. Et cela, les nains le savent aussi: “Prends garde à ta belle-mère, elle saura bientôt que tu es ici.”

En matière d’Oedipe mal résolu, c’est bien celui de la marâtre qui devrait retenir notre attention: à quel âge a-t-elle commencé à ne plus pouvoir “souffrir d’être surpassée en beauté par quiconque”?.. Une redoutable immaturité s’exprime dans l’obsessionnelle réitération des dialogues avec le miroir – incorruptible gardien du Réel qui, toujours, “[dit] la vérité”: pour la seconde reine, la réalité doit se conformer au principe de plaisir, au prix de n’importe quelle violence. On pourrait par conséquent gloser sur l’origine ou l’expression de cette immaturité, mais le motif de ce conte très univoquement intitulé ne me paraît pas tant la haine maternelle – aveuglante – que son effet désastreux sur Blancheneige. Entre la première et la seconde épouse du roi, il y a certes ce qui sépare la maturité génitale du narcissisme préoedipien, mais plus encore une différence d’impact: de celle qui appelle l’enfant à paraître dans la splendeur d’une féminité accomplie à celle qui prendra n’importe quel risque – “même si je dois y laisser ma vie” – pour empêcher la petite d’aller au bout de son destin de femme.

Impact maternel

Chez la belle-mère de Blancheneige, le désir de dégradation prédomine sur celui d’anéantissement. Le piège final, en particulier, représente un diabolique renversement de l’harmonie originelle, la fallacieuse juxtaposition du blanc et du rouge étant en fait destinée à repérer la moitié empoisonnée de la pomme conçue pour tuer. Le “grand éclat de rire” de la reine lorsque Blancheneige tombe morte dit le plaisir d’avoir brisé une harmonie emblématique, bien plus que la satisfaction d’une élimination physique. Sa jubilation sarcastique célèbre l’équilibre enfin rompu, et sa cruelle oraison funèbre reprend, comme par ironie, le refrain inspiré sous lequel la première épouse du roi avait placé l’espoir d’une vie encore à concevoir: “Blanche comme neige, rouge comme sang, noire comme le bois d’ébène, ce coup-ci, les nains ne pourront plus te ranimer!”

Car ce qui intéresse cette femme immature, ce n’est pas précisément de tuer, c’est de rester “la plus belle.” La croissance en beauté de sa belle-fille étant effectivement inéluctable, il faudra donc que celle-ci disparaisse. Mais la signification du meurtre – nettement mise en valeur par cette suspension de vie qui n’a pas complètement les allures d’une mort -, c’est principalement un empêchement d’être – d’être une femme.

Régression infantile

Fidèle à ce qui prend chez lui la forme d’un véritable système, Bettelheim imagine que l’héroïne travaille à résoudre les “graves ennuis […] [de] la période de croissance.” Or, si la problématique des fautes et des mérites qui sous-tend l’exégèse du psychanalyste américain était appropriée, force est de reconnaître que Blancheneige ne mériterait rien de mieux que de mourir de malemort: je n’ai jamais vu, dans un conte de Grimm, plus criante et plus désespérante régression que la sienne. Il est notable, par exemple, qu’elle ne fait que subir les recommandations des nains: “Je ne dois laisser entrer personne, les sept nains me l’ont défendu.” Ce qu’elle supporte ainsi comme une contrainte devrait quand même représenter une élémentaire consigne de survie, et à trois reprises, elle cède lamentablement aux sollicitations extérieures. Mais considérez aussi d’un oeil psychanalytique la trajectoire désastreuse de cette jeune fille initialement marquée du signe de la féminité parfaite. Lorsqu’elle accepte le lacet qui fera ressortir les attraits de son buste charmant, c’est sa jeune génitalité qu’elle flatte de la sorte. Bientôt, la seconde offre de la marâtre – ce beau peigne qui “plut tellement à l’enfant” – soumet à la tentation une couche plus archaïque de sa personnalité: son analité, qui l’entraîne au désir des objets et au désir de possession. L’instrument de sa mise à mort, enfin, – la pomme empoisonnée tellement appétissante – renvoie Blancheneige aux frénésies d’une oralité régressive: “Quand elle vit la paysanne en manger, elle ne put résister plus longtemps.”

Quelque regard – psychanalytique ou non – qu’on y porte, Blancheneige apparaît donc comme l’histoire d’une impressionnante régression sur le motif profond d’une incompétence parentale. Rien ne fait mieux sentir l’ampleur et la portée de cette régression que, par contraste, l’ahurissant contresens de Walt Disney. Pourquoi, en effet, avoir imaginé, contre toute évidence, la survenue de la jeune fille comme un rayon de soleil dans une maison abandonnée à la crasse et au désordre de sept célibataires endurcis? Pourquoi avoir même évoqué un trouble penchant des petits hommes pour leur compagne? Dans la version des Grimm, pourtant, il n’y a aucune équivoque: à l’intérieur de la cabane où l’enfant épuisée vient d’entrer, tout est “si mignon et si propre qu’on ne saurait en donner une idée.” La nappe est “blanche”, les draps sont “blancs comme neige.” Quant à la prétendue attirance des nains pour leur protégée, elle est inexistante, et Blancheneige est tellement féminine qu’il s’agit là, justement, d’un point essentiel à l’intelligence de l’histoire. Le choc des nains, en la découvrant, est purement esthétique, et non sensuel: “”Oh mon Dieu! Oh mon Dieu! Que cette enfant est belle!” Et leur joie fut si grande qu’ils ne la réveillèrent pas, mais la laissèrent dormir dans son petit lit.” On ne saurait rêver plus saisissante représentation de l’asexuation des nains. Vivant seuls au milieu de la forêt, ils découvrent une jeune fille splendide dont le narrateur nous a fait comprendre qu’elle était la perfection même de son sexe. Et que font ces gentils nains? Ils la nomment das Kind – le mot est neutre en allemand 5 -, s’extasient sur sa beauté… puis s’en vont tranquillement dormir! En général, pourtant, les contes de Grimm connaissent parfaitement le risque encouru par une jeune fille qui rencontre des hommes au milieu d’une forêt: les six frères changés en cygnes (les Six Cygnes), par exemple, avertissent immédiatement leur soeur qu’elle ne peut rester dans le repaire de brigands où elle vient d’échouer, car “s’ils te trouvent en rentrant, ils te tueront” – ce qui est une manière comme une autre de dire la chose. De même, un père contrarié par sa fille se venge d’elle en l’expédiant “faire la cuisine” – dixit – au coeur d’une forêt où une atroce pancarte annonce la couleur: “Aujourd’hui gratis, demain on paie” (le Chasseur accompli). Tout cela pour dire que, symbole ou pas, les Grimm sont moins naïfs et moins mièvres que certains de leurs imitateurs, et que, par conséquent, si les sept nains sont pris d’un impérieux sommeil en apercevant Blancheneige, c’est précisément parce qu’eux n’ont rien d’autre à faire avec elle.

Dans de telles conditions, comment interpréter leur offre: “Si tu veux t’occuper de notre ménage, faire la cuisine, les lits, la lessive, coudre et tricoter, tu peux rester chez nous, tu ne manqueras de rien”? De ce que nous en avons appris, il est indubitable que les nains se débrouillaient fort bien sans elle: que pourrait-elle leur apporter? Contrairement, là encore, à ce que prétend Walt Disney, Blancheneige n’est pas importune, elle est seulement superflue. Face à ces nains qui l’aiment sans jamais la désirer, et qui l’égalent en tout ce qui pourrait constituer sa spécificité féminine, elle est en voie de devenir la (le?) huitième du groupe – et s’il m’était possible de l’exprimer en allemand, j’emploierais bien évidemment, moi aussi, le genre neutre en cet endroit… Qu’elle puisse si aisément s’intégrer à leur société manifeste qu’elle abdique les pouvoirs et devoirs de son sexe. Son séjour “là-bas” – en ce lieu où l’habileté ménagère est frappée du sceau de l’asexuation – débute significativement sur un endormissement et s’achève en une mortelle léthargie: il figure le sommeil de sa féminité.

Brisée par l’incompétence de sa figure maternelle de référence, réduite à l’impuissance de son sexe, l’enfant est atteinte dans son essence de femme davantage que dans son existence. Sa mort-sommeil est une attente. Inaltérée malgré tout, la perfection de sa coloration vaut, dans le contexte, pour un signe resté lettre morte…

Les protecteurs

A mesure que progresse notre exploration des contes, nous comprenons de mieux en mieux qu’une part de leur efficacité stylistique tient à un large usage de l’exagération. Ainsi, notre “compassion” pour Blancheneige tient bien sûr à la cruauté gratuite des épreuves qui lui sont infligées. Mais notre perception de l’atroce est également consécutive à l’effarante absence d’alternative: il semble que rien, véritablement rien, ne puisse faire contrepoids à la violence de la marâtre. La puissance magique du miroir ne tient-elle pas au fait qu’il soit le seul, “dans tout le pays”, à ne pas céder aux illusions tyranniques de cette femme: “Madame la Reine, […] Blancheneige est mille fois plus jolie”?

Cependant, la magie des contes de Grimm – je veux dire cette bizarre fascination qu’ils exercent sur nos âmes – provient peut être de cette assurance ferme qu’en dépit d’une hostilité souvent injuste et parfaitement effroyable à force d’excès, le héros n’est jamais totalement abandonné à ses pauvres forces. La figure ambiguë du chasseur laisse déjà entendre que, malgré tout, l’exorbitante domination de la reine n’est pas inéluctable. A sa façon, il est le premier homme à lui résister. Sur ce point, je ne peux suivre Bellemin-Noël 6 qui laisse entendre que “tirer son poignard pour percer le coeur innocent [de Blancheneige]” pourrait avoir une signification sexuelle, car il faut se rappeler d’où provient cette consigne assassine: la structure même du conte m’interdit d’imaginer que la reine ait intimé à un homme l’ordre de traiter comme une femme celle-là même qu’elle s’acharne à priver de ses prérogatives féminines. Ce que le chasseur refuse, à mon sens, ce n’est pas “l’inceste”, c’est l’injuste domination des mères sur leurs filles. Par son geste, il s’inscrit dans la lignée des figures paternelles – ou, à tout le moins, viriles – qui, du simple refus, comme ici, à l’acte positif d’autorité, comme dans la Gardeuse d’oies, s’efforcent de briser les effets pervers de la symbiose maternelle.

Quant aux nains, il me paraît excessif d’en faire des êtres immatures, obsédés par le travail et l’argent. La veille qu’ils organisent autour du cadavre implique forcément un renoncement au travail, par fidélité à leur défunte amie. Leur refus de vendre au prince le cercueil, même “pour tout l’or du monde”, n’évoque pas non plus le caractère anal qu’on cherche parfois à leur attribuer. Aussi, il ne me paraît pas pertinent d’évoquer un pré-Oedipe à leur sujet: les nains sont une référence d’asexualité, et non un repoussoir. Chez eux, l’absence de sexe est un état naturel, pas une tare. Par contre, s’aligner sur eux en acceptant de devenir le huitième de la bande indique, chez Blancheneige, un mouvement régressif dont nous nous sommes attachés à saisir l’origine et la signification.

La protection des nains n’est pas inopérante, puisqu’ils lui ont sauvé la vie par deux fois quand même. Mais que peuvent faire ces bons gardiens chthoniens lorsque, malgré tout, l’anti-Eros s’est révélé le plus fort? Simplement détourner le potentiel mortel du dernier coup porté à leur amie. Dans leur ensemble, par leur aide passive, transitoire et cependant irremplaçable, ces travailleurs de la terre en viennent à figurer une sorte d’anti-Thanatos, – une protection vitale, mais sans force de vie… En refusant, avec une émouvante obstination, d’enterrer la jeune fille, les nains empêchent que celle qui s’est laissée induire en erreur par l’image partielle et trompeuse de sa propre perfection – la pomme rouge et blanche – ne subisse jusqu’à l’irréversible la sinistre dégradation à laquelle l’autre l’avait condamnée: “Nous ne pouvons pas enfouir cela dans la terre noire!” – dans ce noir qui aurait achevé l’idéal de contre-harmonie colorée au travers duquel la sorcière a méchamment fantasmé l’anéantissement de sa belle-fille. Pour ces être destinés à continuellement travailler tout au fond de la terre – de la terre “noire”, justement -, l’horreur de l’enterrement qui les amène à placer Blancheneige dans un cercueil de verre et à la porter dans l’endroit le plus élevé – le plus découvert – qu’ils connaissent représente un paradoxal et poignant surpassement. Leur étonnante intuition suspend enfin l’effet catastrophique de l’intarissable perversion maternelle.

Préservée, mais non encore sauvée, désormais dans l’attente de la force mystérieuse qui saurait l’arracher à l’incertitude de son destin, Blancheneige reçoit alors la visite de trois animaux qui, à eux seuls, paraissent résumer tous les autres. Une chouette – que, comme Bellemin-Noël, je ne peux imaginer que rousse -, un corbeau – noir – et une colombe – blanche -: l’accompagnatrice des morts, l’oiseau des prophètes et celui de l’accomplissement érotique. Par la progressivité de leur apparition – emblématique elle aussi -, ils clament que tout n’est pas fini, que l’ironie mauvaise de la reine n’est pas le dernier mot et qu’un jour, peut-être, le rouge, le noir et le blanc transcenderont l’ambiguïté de leur symbolisme pour signifier, enfin et définitivement, le chatoiement d’une perfection sexuée naguère compromise.

Désir contre désir

“Et Blancheneige demeura longtemps, longtemps” ainsi suspendue entre la mort et la vie. Alors qu’avec une désarmante obstination, les nains s’étaient opposés à ce qu’elle vienne les rejoindre dans leur séjour préféré – le fond de “la terre noire” -, le prince qui la découvre éprouve aussitôt un désir exactement inverse: emporter ce corps déjà bien aimé en son lieu de prédilection à lui, – le château de son père. Or, c’est précisément cette volonté de possession – naïvement exprimée, mais infiniment plus suggestive que les mièvres oeillades de Walt Disney -, qui réveille la féminité endormie de Blancheneige. Dans cette histoire où la démission des figures masculines – marquée en particulier par la totale absence du père – a laissé libre cours à la jalousie meurtrière de la marâtre, c’est bien un désir d’homme qui parvient à briser la malédiction consécutive à l’incompétence parentale. L’instantanéité de son coup de foudre pour le corps inaltéré de Blancheneige place le prince en position d’héritier direct et naturel de l’intuition fulgurante par laquelle la première reine avait prophétisé la naissance de l’enfant. La passion normalement sexuée du prince est l’ultime étape; lui seul peut ravir définitivement la jeune fille à sa marâtre, et l’intégrer à un nouveau monde de valeurs, – dont le miroir lui-même se porte garant: l’assentiment de cet objet, qui a toujours fonctionné comme référence incontournable, atteste que la représentation authentiquement érotique du jeune homme s’est imposée dans la Réalité, et qu’elle a pulvérisé le fantasme maternel d’omnipotence meurtrière. De “Blancheneige” qu’elle était avant lui – avec tout ce que ce nom comportait d’espoir, mais aussi de sujétion à un ordre maternel -, voici l’objet de son amour désormais instauré “la jeune reine” (die junge Königin), c’est-à-dire épouse de roi elle aussi.

Châtiment pour crime d’inhumanité

A partir de ce moment, l’ordre des prééminences bascule: celle qui tyrannisait jusqu’à la Réalité de son royaume, il paraît tout naturel, à présent, qu'”on” – n’importe qui – lui apporte l’instrument de sa mise à mort, des mules de fer chauffées à blanc avec lesquelles elle va devoir danser. Exhibitionniste forcenée, la reine n’avait jamais aucun partenaire autre que son image en miroir. Pétrifiée dans son narcissisme, elle ne parvenait pas à se représenter en face d’un autre, d’un autre à séduire: elle se montrait à elle-même, pour elle-même, en une insatiable gesticulation. Son supplice dit qu’à trop cultiver le paraître, on finit par s’épuiser à mort.

Cette reine immature ne pouvait pas être une femme: sa haine de Blancheneige-la-parfaite était aussi une haine de la féminité. Alors que pour dire la beauté de l’enfant, le narrateur use tout à la fois de l’affirmation directe (“cependant, Blancheneige grandissait et embellissait de plus en plus”), de l’attendrissement du chasseur mandaté pour la tuer, de l’amicale réserve des bêtes sauvages au coeur de la forêt, de l’admiration des nains et du bouleversement du prince, il n’accorde en revanche que l’épaisseur d’un mot à celle de sa marâtre: “C’était une belle femme” (es war eine schöne Frau). Cette beauté n’est que la fallacieuse enveloppe d’un monstre: “elle était froide et arrogante.” Comme fréquemment dans les contes de Grimm, l’humanité fuit ceux qui s’opposent trop indécemment au cours naturel des choses, à savoir le plus souvent: l’écoulement normal du temps, et l’inéluctable succession des générations. Peu à peu, la reine révèle son vrai visage, et ce visage s’avère de moins en moins humain.

La structure du conte, à cet égard, est curieuse et subtile. Les narrateurs merveilleux, en effet, hésitent rarement à appeler un chat par leur nom, et ils n’ont aucun scrupule à vendre précocement la mèche, en explicitant la véritable nature des forces en jeu: “Or, c’était une sorcière” (les Six Cygnes, les Deux Frères). Dans les Six Cygnes encore, il est immédiatement clair que la nouvelle épouse du roi est fille de sorcière, sorcière elle-même: “Comme sa mère lui avait appris la sorcellerie […].” Rien de semblable ici: la reine apparaît initialement plus froide que sorcière. Du premier déguisement, cependant, à cette “chambre secrète et solitaire où personne n’entrait jamais” (faut-il entendre qu’elle y met les pieds pour la première fois?), en passant par “les tours magiques qu’elle connaissait”, tout se passe comme si elle devenait sorcière – c’est-à-dire non humaine – parallèlement à l’exaspération de son narcissisme. La sagesse merveilleuse, chez les Grimm du moins, refuse l’humanité à ceux qui bafouent les règles de l’humain. Il n’est pas très pertinent, je crois, de chercher à savoir si, vieillissant, la reine a enlaidi ou non: Blancheneige disparue après un long combat, sa marâtre demeure “la plus belle du pays”, comme auparavant. L’accent ne porte pas sur le processus de vieillissement, mais sur l’inhumanité radicale d’un narcissisme jusqu’au-boutiste. Au fond, on ne sait pas très bien si ce que refuse la seconde épouse du roi, c’est de vieillir ou de se laisser surpasser, mais les conséquences de son vertige égocentrique sont nettes: les autres ne peuvent pas vivre, dussent-ils mourir pour cela.

Faut-il in fine revenir aux thèses de Bettelheim, et convenir que dans la mesure où l’une des deux doit mourir, c’est qu’il y avait rivalité et lutte de prééminence entre elles? A cela, j’objecterai deux choses. D’une part, le narrateur s’est arrangé pour nous faire accepter le supplice de la marâtre comme la moindre des choses, la plus juste des représailles envers quelqu’un qu’il n’a pas hésité à nommer lui-même “la méchante femme” (das böse Weib), et qui, indubitablement, a pris l’initiative des hostilités. On notera par parenthèses qu’une fois de plus, ce n’est pas la victime de ce personnage qui se fait, à la fin, son propre vengeur, mais un “on” anonyme (rendu en allemand par une tournure au passif), et qui représente le monde environnant à la recherche d’une harmonie perdue: le châtiment terminal, dans les contes, a souvent des allures de cicatrisation. Un second point me paraît essentiel: Blancheneige n’épouse pas une figure paternelle, mais un prince, lui-même fils de roi, et qui semble entretenir d’excellents rapports avec son propre père. Si le problème de Blancheneige avait été d’ordre oedipien, il serait donc juste de considérer qu’elle l’a bien surmonté à la fin. Par conséquent, s’il n’y a plus aucune rivalité pour la préférence du père, on comprend mal – dans l’optique de Bettelheim – pourquoi la malheureuse victime des jalousies oedipiennes de Blancheneige – sa marâtre – devrait mourir au moment précis où la jeune fille aurait enfin corrigé son désir dans ce qu’il pouvait avoir de pervers… Tout cela, on en conviendra, ne tient pas debout. Je pense quant à moi que si la marâtre doit mourir le jour même du mariage – normal et exogamique – de son souffre-douleur, c’est parce qu’elle s’est constamment acharnée sur ce qui rend ce mariage possible et heureux: la parfaite féminité de Blancheneige. Sous la domination de sa mauvaise mère, l’enfant n’avait pas le droit d’aller jusqu’à l’accomplissement normal de cette féminité: pour qu’elle vive, il faut que l’autre meure.

C’est ici qu’il importe d’insister sur un point que nous n’avons pas relevé jusqu’à présent: la seconde épouse du roi ne se contente pas de jalouser Blancheneige, elle craint cette enfant. A chaque fois que le miroir lui assène l’intolérable vérité, les mots de la frayeur (en particulier le verbe erschrecken) prédominent sur ceux de l’envie. Là, nous retrouvons une dimension qui nous avait frappés dans d’autres contes: ce qui se trame apparaît vite comme une question de vie et de mort entre deux femmes. Tout se passe, dans l’inconscient collectif, comme si la maturation sexuelle d’une jeune fille imposait la mise à mort d’une autre, en général plus âgée. Mais déjà, nous apercevons un motif important qui n’apparaissait pas si clairement dans la Gardeuse d’oies: si la figure maternelle doit disparaître devant l’épanouissement de l’enfant, ce n’est pas parce que cette séquence est inhérente au processus, c’est principalement parce que la première se représente mise en péril par la maturation de la seconde. L’alternative elle ou moi n’est peut-être pas si naturellement inéluctable qu’artificiellement imposée par l’immaturité narcissique de la plus âgée: qui a jamais laissé entendre que la petite pût être indisposée par la beauté – entendez: la féminité – de sa marâtre?..

Au-delà, cependant, des soubresauts individuels à la surface des phénomènes, il y a une inéluctabilité de fond: il est dans l’ordre des choses humaines que les générations succèdent aux générations, et celle qui refuse de l’entendre mérite – non de mourir, ce qui serait trop naturel -, mais d’être suppliciée en proportion de son inhumanité. Cette inéluctabilité, aucun conte, je crois, ne l’a dite de façon aussi émouvante: “Et quand l’enfant fut née, la reine mourut” (Und wie das Kind geboren war, starb die Königin). La formulation est tellement crue et inattendue qu’elle a incité certains traducteurs (A. Guerne) à insinuer que la première épouse du roi ait pu mourir en couches. Il me semble que la discrète ambiguïté du texte est d’une tout autre portée: une inéluctabilité reconnue que le conte inscrit comme une polarité – un mouvement normal de vie et de mort – et non comme une dénonciation. La conjonction allemande wie, je crois, privilégie la séquentialité par rapport à la causalité. Certes, il persiste un doute – il est possible au fond que la naissance de l’enfant ait causé la mort de la mère -, mais la sagesse apaisée du narrateur prolonge la sérénité de cette reine qui avait placé dans une féminité à naître l’espoir de la sienne. L’enfant est née – et puis sa mère s’en est allée… Ça s’est passé comme cela, sans un mot, sans une plainte, parce que, d’une façon ou d’une autre, ça s’est toujours passé comme cela dans la société des hommes: les mères ne sont pas faites pour survivre à leurs filles, et qui ne le veut pas comprendre franchit les bornes de l’humain.

  1. M. Girard, Les contes de Grimm – Lecture psychanalytique, Imago, Paris, 1990.
  2. J’ai déjà eu l’occasion d’insinuer que Blancheneige reste malheureusement un conte d’une atroce actualité.
  3. M. Baxandall, L’Oeil du Quattrocento, Gallimard, Paris, 1985, p. 92.
  4. B. Bettelheim, Psychanalyse des contes de fées, trad. française, R. Laffont, Paris, 1976.
  5. Les nains persistent à employer cette dénomination neutre et, à la fin, considérant le corps empoisonné de leur chère Blancheneige, ils décrètent ne pas pouvoir mettre “cela” (das) dans la terre noire.
  6. Bellemin-Noël, Les contes et leurs fantasmes, PUF, Paris, 1983: pp. 127-139.